Télétravail, productivité et épanouissement en entreprise, l’opinion de Philippe Schleiter

Dirigeant du cabinet Delta Lead, Philippe Schleiter est aussi l’auteur de « Management, le grand retour du réel » paru chez VA Editions. Il analyse avec nous l’impact d’un télétravail de plus en plus étendu sur la structure des entreprises en France. Indispensable en période de crise, les managers doivent trouver le moyen de s’adapter à cette nouvelle pratique.

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Télétravail, productivité et épanouissement en entreprise, l'opinion de Philippe Schleiter
Télétravail, productivité et épanouissement en entreprise, l’opinion de Philippe Schleiter | RSE Magazine

Le télétravail semble donner au salarié une liberté accrue. Le voyez-vous ainsi ?

Le surcroît de liberté conféré au salarié est effectivement le principal argument avancé par les partisans du télétravail. Toutefois, cette liberté concerne essentiellement la faculté laissée au télétravailleur d’organiser sa journée comme il l’entend pour, par exemple, aller chercher ses enfants à l’école, s’offrir une heure de sport, etc. Je comprends bien sûr que nombre de salariés apprécient cette souplesse dans l’organisation de leur temps, mais je relève que cette liberté-là ne porte pas sur le travail lui-même, sur leurs missions et la façon de les accomplir.

En la matière, il semble que l’adoption du télétravail ne produise pas d’effets spectaculaires : dans les entreprises déjà animées par l’autonomie, la délégation de pouvoir, la valorisation des initiatives individuelles, le télétravail confirme ces orientations. En revanche, dans les structures caractérisées par un management très hiérarchique et bureaucratique, la crainte suscitée par l’éloignement physique des salariés, il a tendance à générer un surcroît de contrôle, de process, de reporting, voire un recours massif aux outils numériques de surveillance à distance permettant de suivre le temps de connexion, l’historique du navigateur, les mouvements de la souris…

Dans ce cas, le télétravail ne favorise donc nullement l’épanouissement de la liberté mais l’émergence d’un management digne des pires prophéties orwelliennes ! Le télétravail vient ainsi rappeler une vérité trop souvent oubliée : la forme que prend le management n’est pas tant déterminée par des outils que par une culture.

Rappelons qu’au-delà de la prévention du COVID-19, les entreprises doivent garder un cap de productivité maximale. Est-ce envisageable en période de télétravail et à quelles conditions ?

Les gains de productivité sont l’autre grande promesse du télétravail… adressée cette fois aux employeurs ! De nombreuses études établissent que les télétravailleurs ont tendance à travailler plus efficacement et surtout plus longtemps que leurs collègues en présentiel. Mais ces études souffrent d’un grave biais méthodologique parce qu’elles s’appuient sur des enquêtes portant généralement sur de petites quantités de télétravailleurs volontaires le pratiquant un nombre de jours très limité.

Or, comme le relève une étude de l’OCDE, il semble que les gains de productivité du télétravail suivent, dans les entreprises, une courbe en cloche : à partir d’un certain seuil de télétravail (concernant aussi bien la proportion du personnel en télétravail que le nombre de jours alloués au télétravail) ils tendent à décliner, voire à s’inverser. Ceci s’explique par plusieurs facteurs excédant les raisonnements purement comptables. En effet, lorsque le télétravail se généralise il s’étend à des salariés moins capables ou moins désireux de le pratiquer ; il dégrade progressivement la communication entre les membres de l’entreprise, il réduit les interactions spontanées entre les salariés, sources de créativité ; il entrave la transmission des savoir-faire informels et des valeurs de l’entreprise aux nouvelles recrues et surtout il abîme le sentiment d’appartenance et la loyauté des salariés.

Ces observations ne condamnent pas le télétravail, mais elles incitent à ne pas y voir une solution miracle à l’épuisement des gains de productivité constaté ces dernières décennies. Elles incitent surtout à doser le télétravail de façon fine. Bien maîtrisé, le télétravail peut renforcer l’agilité des organisations, mais mal dosé il risque de provoquer son atomisation.

Quels seront, à votre avis, les impacts sur la société si l’entreprise n’est plus physique ?

L’entreprise est, à l’instar de la famille, une cellule de base de la société. Elle ne remplit pas seulement un rôle économique mais aussi un rôle social. Ainsi, elle représente, pour une majorité de personnes, le principal lieu de socialisation. Les membres d’une entreprise forment un groupe. Ils sont chargés d’une mission commune, ils partagent une identité et poursuivent des projets qui contribuent à donner un sens à la vie parce que, dans le travail, les individus se hissent au-dessus d’eux-mêmes, ils accomplissent des choses qu’ils n’auraient jamais pu accomplir seuls. L’entreprise remplit ainsi un rôle primordial au service de la société puisqu’elle est le lieu d’un “faire ensemble” bien plus robuste que le dérisoire “vivre ensemble”…

Mais pour que ce “faire ensemble” produise ses effets, il faut qu’il soit incarné, qu’il ait une dimension physique et enracinée. J’ai le sentiment que le télétravail vient ainsi accentuer dramatiquement le mouvement de dématérialisation qui frappe l’économie française depuis les années 90. A cette époque, le management ne jurait que par le concept américain de « fabless », sans fabrication. Les plus visionnaires de nos dirigeants y voyaient en effet l’avènement d’une France plus moderne se délestant de ses usines pour se consacrer aux vrais gisements de valeur ajoutée : les centres de décision et d’innovation, autrement dit les sièges sociaux et les services de R&D.

On comprend maintenant que cette lubie a porté un mauvais coup à l’industrie française avec les conséquences que l’on sait sur notre prospérité et notre cohésion sociale. Mais, loin de tirer les conséquences de cet échec cuisant, nous nous jetons aussitôt sur une nouvelle tocade : adopter le télétravail massif présenté comme “l’avenir du travail” alors que sa conséquence naturelle sera de démanteler les centres de décision et de R&D qui faisaient notre fierté. Une terrible fuite en avant qui engage les entreprises et le pays tout entier dans l’ultime étape d’un processus de dispersion et de délocalisation mortifère. En effet, peut-on considérer qu’une entreprise à la fois dépourvue d’usines, de bureaux et de laboratoires de recherche est encore une véritable entreprise ? Et quelle sera, dans la grande bataille géoéconomique mondiale, la place d’un pays dépourvu de véritables entreprises ? Ces questions montrent que le télétravail devrait faire l’objet d’une véritable réflexion voire d’un grand débat car la vision du télétravail exprime aussi une vision de l’homme et de la société.

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