Paul DiMaggio et l’entrepreneur institutionnel

Le néo institutionnalisme s’est imposé progressivement comme l’une des perspectives théoriques les plus influentes de la théorie des organisations. Elle insiste notamment sur l’importance de l’encastrement culturel, cognitif et institutionnel des organisations comme facteurs explicatifs de leurs actions. Avec le temps, cette théorie a connu des inflexions, visant notamment à prendre en compte le rôle des acteurs et leur capacité à influencer leur environnement institutionnel. Le néo institutionnalisme s’est ainsi rapproché des préoccupations de la stratégie d’entreprise, en s’intéressant aux entrepreneurs institutionnels (et au travail institutionnel), définis comme des éléments capables de modifier la structure d’un marché.

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Paul DiMaggio et l'entrepreneur institutionnel
Paul DiMaggio et l’entrepreneur institutionnel | RSE Magazine

Théorie néo-institutionnelle et isomorphisme

Face à la perspective instrumentale  de la pensée économique conventionnelle, la théorie néo-institutionnelle considère que les structures et les actions des décideurs s’appuient sur des logiques tout autant symboliques que fonctionnelles et que l’adoption d’une décision peut survenir indépendamment des questions de contrôle et de coordination (Huault, 2015).

Le point de départ de cette réflexion vient de deux sociologues américains néo-institutionnalistes, Paul DiMaggio et Walter Powell (1983) et réside dans l’interrogation suivante : Pourquoi au sein d’un champ d’actions donné, les organisations présentent des similitudes au niveau de leurs comportements ? Comment expliquer l’existence, dans un secteur donné, d’une certaine forme d’homogénéisation des entreprises dans la conduite de leurs activités ?

Ces auteurs entendent répondre à cette question fondamentale, à travers le concept d’isomorphisme.

Selon ce modèle, les organisations vont être conduites à se ressembler parce qu’elles recherchent la légitimité de leur milieu. Le phénomène d’isomorphisme, qu’il soit coercitif (règles politiques et législatives), normatif (pratiques sectorielles ou professionnelles) ou mimétique (imitation concurrentielle) contribue ainsi à mieux comprendre les dynamiques d’homogénéisation et de structuration des champs mais aussi la dimension parfois irrationnelle et ambiguë des processus organisationnels, dont les fondements ne sont pas toujours liés à des considérations économiques.

En effet, les dynamiques à l’oeuvre s’avèrent dans bien des cas, le résultat de processus institutionnels qui les dépassent (règles, conventions, habitudes, pressions institutionnelles ou sociales), sans référence aucune à la rationalité des managers.

De l’entrepreneur institutionnel au travail institutionnel

L’apport principal de cette thèse consiste à admettre l’existence de stratégies visant à agir sur l’environnement, en créant les conditions structurelles de la perpétuation d’une situation favorable, comme l’imposition de standards technologiques ou l’influence des cadres de régulation. Les entrepreneurs institutionnels vont dès lors créer des normes techniques et cognitives et les imposer comme des standards légitimes. Ce fut par exemple le cas avec le rôle précurseur d’ARESE (organisme français de mesure de la performance socio-environnementale, devenu depuis VIGEO) dans l’émergence du champ de la responsabilité sociale de l’entreprise. Les travaux de Déjean et al. (2004) analysent notamment la façon dont cet organisme de notation sociale et environnemental a réussi à développer des outils de mesure et de quantification propres à légitimer son action auprès de la communauté financière. L’entrepreneur institutionnel bénéficie généralement d’une position de « first mover », ce qui lui assure une place centrale et lui permet à partir du standard qu’il a lui-même établi et développé, de modeler le cadre cognitif des acteurs du champ concerné.

Néanmoins, en dépit de son intérêt, cette notion présente également des limites, notamment en ce qui concerne la focalisation sur un acteur clé, capable de modifier à lui seul le système institutionnel en place. Cette limite a conduit des travaux à privilégier la notion de travail institutionnel, afin de prendre en compte la diversité des acteurs et des influences dans un champ d’action donné, en remplaçant la dimension stratégique de l’entrepreneur par le caractère collectif et dynamique du changement institutionnel.

Conclusion

La notion de l’entrepreneur institutionnel a été introduite en vue de sortir du paradigme de l’isomorphisme et de ses corollaires. Il s’agit de montrer l’existence de dynamiques propres au sein de processus organisationnels a priori stables et homogènes. Le néo -institutionnalisme a ainsi expliqué le changement institutionnel, à travers le rôle et les aptitudes d’un entrepreneur institutionnel. Cette orientation a entrainé des critiques notamment sur l’idée d’un entrepreneur individuel capable à lui seul d’influencer et de modifier les règles et pratiques d’un secteur. Les chercheurs se sont ainsi efforcés de prendre en compte cette limite, en élaborant la notion de travail institutionnel. Cette notion propose une approche élargie de l’action stratégique, en prenant en compte la multiplicité des actions déployées par les acteurs, afin d’agir sur leur environnement.

Le concept d’entrepreneur institutionnel a donc été un premier pas dans une vision plus stratégique de la réalité des organisations et des acteurs, en introduisant la question du changement (agencement managérial) et de l’intentionnalité du décideur. La notion de travail institutionnel va encore plus loin, en s’intéressant aux stratégies qui touchent directement les institutions, c’est-à-dire les structures servant de cadre aux interactions stratégiques. Alors que la stratégie vise à analyser l’obtention d’un avantage concurrentiel, la notion de travail institutionnel permet d’étudier les stratégies visant à aligner les structures mêmes qui régulent la concurrence sur les intérêts et les valeurs des acteurs. Cette notion se révèle particulièrement utile pour décrypter les stratégies politiques (mise en place, maintien ou remise en cause des règles juridiques en place) ou technologiques (mise en place, maintien et contestation de certains standards), qui peuvent influer sur les structures d’un marché.

Pour aller plus loin

Charreire-Petit S., Huault I., Les grands auteurs en management (2e ed.), EMS: IEEE – Institute of Electrical and Electronics Engineers, 2009.

Déjean F., El Akremi A., Igalens J, L’influence des systèmes économiques sur la notation sociétale, Revue française de gestion, vol. 183, n°3 2008, p. 135-155.
Déjean F., L’émergence de l’investissement socialement responsable en France : le rôle des sociétés de gestion, Revue de l’Organisation Responsable, vol. 1, n°1, 2006, p. 18-29.
Déjean F., Gond J-P., Leca B., Measuring the unmeasured : an institutional entrepreneur strategy in an emerging industry, Human Relations, vol. 57, n°6, 2004, p. 741-764.
Di Maggio P., « Cultural aspects of economic action and organisation ». In : Friedland R, Robertson A.F. (Ed.), Beyond the marketplace, Rethinking economy and society. Aldine de Gruyter, New York, 1990.
Di Maggio P., Powell W., « The Iron Cage Revisited: Institutional Isomorphism and Collective Rationality in Organizational Fields », American Sociological Review, vol. 48, no 2,‎ 1990, p. 147–160.
Di Maggio P., »Interest and Agency in Institutional Theory » in Zucker L.G. (eds.), Institutionnal Patterns and Organizations, Cambridge, 1988.
Huault I., Théories néo-institutionnalistes et management, in Barabel M. et Meier O., Manageor : les meilleures pratiques du management, contribution, Paris‎: Dunod, 2015.
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