Guy Bajoit ou le modèle d’Hirschman revisité

Comment penser les réactions individuelles face à un mécontentement, lorsqu’on est un client non satisfait de la qualité d’un produit, un salarié mécontent de sa ligne hiérarchique ou un élu en désaccord avec la ligne officielle de son parti ? Un des modèles fondateurs en termes d’analyse et de décryptage peut être recherché dans les travaux d’Hirschman (1970) et ses trois dimensions (Exit – Voice – Loyalty) qui seront par la suite reprises et enrichies par le sociologue Guy Bajoit qui y ajoutera, avec pertinence, une autre forme individuelle de réaction au mécontentement, la résignation (Apathy).

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Guy Bajoit ou le modèle d'Hirschman revisité
Guy Bajoit ou le modèle d’Hirschman revisité | RSE Magazine
Dans un article paru dans la Revue Française de Sociologie, Guy Bajoit entend s’intéresser à l’analyse des comportements de l’individu face à un mécontentement, en envisageant une autre réaction individuelle dans ce type situations. Son analyse vient ainsi enrichir un des modèles fondateurs, paru en 1970 à Harvard University Press, et qui eut une influence durable sur les pensées des auteurs en organisation, économie et sciences politiques. Le modèle d’Albert Hirschmann permet en effet de mieux comprendre les comportements humains face à un mécontentement, en étudiant trois types de réactions: Exit – Voice – Loyalty. Ce modèle sera par la suite repri et enrichi par d’autres auteurs, notamment le sociologue Guy Bajoit qui ajoutera une autre forme de mécontentement: la résignation (Apathy).

Le modèle fondateur d’Albert Hirschman: Exit, Voice, Loyalty

Albert Hirschman part de l’hypothèse que les institutions publiques ou privées peuvent avoir des défaillances qui aboutissent à la baisse de qualité des biens et services qu’elles délivrent. Face à cela, les consommateurs ou usagers ont le choix entre trois comportements: la porte de sortie (exit), l’interpellation de l’institution (voice) ou l’acceptation du statu quo (loyalty). A partir de ce constat, il décrit comment les trois grandes modalités de comportements permettent de corriger ou non les défaillances des organisations dans des contextes aussi divers que le marché, l’entreprise ou l’action politique.
 

A. Hirschman va ainsi proposer trois types de réactions possibles face à un mécontentement, en prenant comme base d’expérience le consommateur, à partir de l’analyse des transports ferroviaires au Nigeria dans les années 1960 et le problème posé par la qualité du service. Cette réflexion lui permet de distinguer trois comportements de nature très différente:

 

Exit qui correspond à une forme de défection, de fuite, d’exil (départ), dans lequel (a) le consommateur insatisfait de la qualité d’un produit en achète un autre, (b) le salarié mécontent de sa hiérarchie peut décider de démissionner ou (c) le représentant d’un parti politique peut face à certains choix sociaux ou sociétaux considérer qu’il doit changer de formations politiques pour être en accord avec ses idées;

Voice ou la prise de parole (protestation, contestation, révolte), situation dans laquelle (a) le consommateur proteste auprès du service commercial, (b) le salarié auprès de son supérieur et (c) le politique à l’encontre des choix de son parti (ex: désaccord sur le traitement du chômage ou la question écologique);

Loyalty (loyauté, fidélité, alignement) dans lequel (a) le consommateur ne fait pas défection et reste fidèle au produit et l’enseigne, (b) le salarié ne prend pas la parole, ayant confiance dans la capacité de l’entreprise à trouver des solutions organisationnelles et sociales à son problème, (c) le représentant politique face à des enjeux électoraux, préfère s’aligner sur le discours officiel de son parti pour réduire les risques de cacophonie. Il s’agit par conséquent d’un comportement à la fois passif et constructif à l’égard de l’organisation.

A titre d’illustration, prenons deux exemples marquants dans le champ de l’action publique. On peut tout d’abord citer la phrase  de Winston Churchill sur ses relations tumultueuses avec la ligne politique de son parti, faisant par deux fois, le choix de l’exit (partir):  » Certains changent d’idées pour rester fidèles à leur parti (Loyalty). Moi, je change de parti pour rester fidèle à mes idées (Exit). ». Dans le même ordre d’idées, on peut se référer à la phrase de J-P Chevènement, ministre de la Recherche et de l’Industrie, suite à sa démission du gouvernement en Mars 1983, en raison de désaccords sur la conception de l’action gouvernementale, lorsqu’il déclara: « Un ministre ça démissionne (Exit) ou ça ferme sa gueule (Loyalty vs Voice) ». Ces deux citations montrent bien les options alternatives qui s’offrent à un politique, lorsque ses idées ne sont plus en phase avec celles de son parti ou du gouvernement auquel il appartient. A l’instar du modèle d’A. Hirschmann, trois choix s’imposent: partir, rester, contester.

Introduction d’une nouvelle dimension: la résignation (Apathy)

Guy Bajoit reprend l’analyse d’Albert Hirschman et propose d’ajouter une quatrième catégorie, qui n’est pas nécessairement absente dans le modèle originel, mais qui se fond  dans la dimension loyalty, alors même que l’orientation psychologique de l’acteur concerné relève de caractéristiques différentes. En effet, G. Bajoit considère que l’individu mécontent peut opter pour une quatrième option, la résignation (Apathy), avec un comportement certes passif mais qui à la différence de la loyauté (Loyalty), n’implique pas de démarche coopérative.

On entend en effet par apathie ou résignation, un état d’indifférence à l’émotion, la motivation ou l’enthousiasme, avec une tendance non pas à accepter (cf. Loyauté) mais à se soumettre (renoncement). Par conséquent, l’apathie, contrairement à l’acceptation loyale, est de nature à détériorer les relations de collaboration entre les acteurs (entreprise et salarié, enseigne et client…).

Guy Bajoit va ainsi donner le cas de relations entre des enseignants-chercheurs et l’Université qui de par son organisation (modèle bureaucratique et routinier) propose un environnement relativement stable et sécurisant (statut de la fonction publique, emploi à vie). Une telle situation rend dès lors difficilement plausibles les trois types de comportements d’Albert Hirschmann que sont l‘Exit (agents de la fonction publique) le Voice (mobilité sociale limitée) et le Loyalty (attitude collaborative). Il semble en effet plus réaliste que la plupart des profils étudiés privilégie l’apathie ou la résignation, avec une résistance passive  aux réformes mais néanmoins marquée par un réel désintéressement et une forte démotivation.
 

Conclusion

Guy Bajoit cherche à enrichir et compléter le modèle fondateur d’Albert Hirschman, en réinterrogeant les trois concepts de son modèle, avec une attention particulière accordée au comportement de loyauté qu’il juge trop vague pour pleinement exprimer les différentes formes de comportement en cas de mécontentement. Si les notions d’exit (rupture) ou voice lui apparaissent relativement précises, il convient selon lui de bien distinguer deux formes de comportements: la loyauté versus le renoncement (ou apathie). En effet, pour l’auteur, les acteurs peuvent se comporter de quatre manières différentes, en faisant défection, en contestant, en restant loyal (acceptation sociale) ou en faisant preuve d’apathie. Ces quatre propositions font intervenir des attentes, des évaluations (en termes de gains, de coûts, de risques) et des projections (conséquences). Chacune des options a des conséquences différentes en termes de contrôle social (consolidation ou suppression) et de coopération entre les protagonistes (amélioration ou détérioration). Tout l’enjeu consiste donc à repérer les déterminants des choix des acteurs et les facteurs qui peuvent conduire à opter majoritairement pour tel comportement à telle période, tel autre à telle autre période.
 

Pour aller plus loin

Bajoit G., « Exit, voice, loyalty… and apathy. Les réactions individuelles au mécontentement », Revue Française de Sociologie, 29-2, 1988, p. 325-345.
Hirschman A., Exit, voice and loyalty. Responses to decline in firms, organizations, and states, Cambridge: Harvard University Press, 1970.
Hirschman A., Face au déclin des entreprises et des institutions, Editions Ouvrières, 1972.

Note:

Note sur l’auteur (CV OM)

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