Robert Castel et la désaffiliation sociale

Robert Castel s’est intéressé au travail, en relation avec les transformations de l’emploi, l’intervention sociale et les politiques sociales, en introduisant le concept de désaffiliation sociale. La désaffiliation peut se définir comme un processus traduisant le passage de l’individu de l’intégration à l’exclusion sociale.

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Robert Castel et la désaffiliation sociale
Robert Castel et la désaffiliation sociale | RSE Magazine
L’Etat intervient dans la Société pour renforcer la cohésion sociale et réduire l’insécurité sociale des personnes.

Il convient en effet que l’Etat puisse agir pour lutter contre les risques de désintégration sociale caractérisée par l’absence de travail et un isolement social. L’individu est exclu lorsque les deux dimensions sont réunies, à la fois la perte de travail et l’absence de liens sociaux.  Si une seule des dimensions est concernée, l’individu se retrouve alors dans une situation inconfortable, marquée soit par une fragilité relationnelle (peu de liens sociaux mais détention d’un travail), soit par une situation d’assistance (liens sociaux mais travail précaire).

Pour le sociologue Robert Castel, sans intervention extérieur (l’Etat), il y a donc le risque de voir émerger une désaffiliation sociale, basée sur une rupture progressive des liens sociaux et un affaiblissement des liens de proximité et de solidarité entre individus. Lorsque les liens sociaux sont fragilisés (pauvreté, précarité, inadaptation sociale, désinsertion, ségrégation, marginalisation), l’individu risque  d’être isolé et de se sentir exclu socialement. En effet, l’exclusion sociale est un processus d’affaiblissement des liens qui relient l’individu aux autres (famille, réseau, communauté, entreprise) et à la société.

Le sociologue attribue cette situation à un affaiblissement des collectifs (institutions, entreprise, écoles, cellule familiale, réseau amical) qui entraine le recul des protections et débouche sur un individualisme négatif qui appauvrit les liens sociaux et familiaux et diminue les éléments de soutien et de reconnaissance sociale et sociétale.

Le processus de désaffiliation

Dans son écrit publié en 1991, « de l’indigence à l’exclusion: la désaffiliation », le sociologue Robert Castel va s’intéresser aux mécanismes qui peuvent conduire un individu à s’exclure de la société. Selon lui, le processus de fragilisation peut être analysé par une dégradation des liens sociaux, où l’individu évolue progressivement d’une zone d’intégration (stabilité sociale) vers une zone de vulnérabilité avec le risque de finir dans une zone de désaffiliation. La désaffiliation peut donc se définir comme un processus traduisant le passage de l’individu de l’intégration à l’exclusion sociale, avec un problème d’accès à la propriété, voire au logement, au crédit bancaire et donc aux activités sociales et de loisirs. Cette situation de précarisation a bien souvent des effets sur le réseau amical et la famille pour cause de tensions ou d’incompréhensions, et peut ainsi conduire à des risques de séparation ou de rupture au sein de la cellule familiale (divorce) et amicale (rupture).

La première zone, à savoir l’intégration, se situe l’individu dans un cadre sécurisé, dans lequel il occupe un emploi stable et entretient des relations sociales stables et solides (liens familiaux, relations amicales, relations socio-professionnelles). Le deuxième de zone, la vulnérabilité, positionne l’individu dans un environnement de fragilité, avec une précarisation de l’emploi occupé (emploi partiel, contrat à durée déterminée, intérim, stages de formation…) et une dégradation des relations sociales (délitement de l’environnement affectif et social). La troisième zone, la désaffiliation concerne un univers dans lequel l’individu est fortement fragilisé (perte de repères), au bord de la rupture, marqué par le chômage (absence de travail) et une forme avérée d’isolement sociale (exclusion, marginalisation). Dans cette zone sensible, l’individu se trouve à distance, en dehors du tissu de relations qui forment l’unité, la cohérence d’une société (risque d’atomisation). Il est en situation d’anomie au sens de Durkheim (dérèglement social, affaiblissement des normes et des valeurs), ce qui pose un problème de socialisation (absence de contacts) et de contrôle social (faible régulation sociale de la part des institutions).

On peut d’ailleurs ici faire référence aux recherches menées par  Serge Paugam qui s’est aussi appuyé sur les travaux de Robert Castel, à travers son concept de disqualification sociale. Cet auteur montre que les individus en situation de vulnérabilité se sentent disqualifiés socialement à leurs propres yeux (perte de confiance en soi, démotivation, sentiment d’inutilité sociale…) mais aussi par le regard des autres (processus de stigmatisation, phénomène de discrimination), ce qui rend d’autant plus difficile le travail de l’Etat dans sa volonté de relier les individus fragiles avec le reste de la population.

Rôle et intervention de l’Etat

Pour lutter contre la précarisation, l’Etat peut ici intervenir à deux niveaux, à travers deux types de politiques censées réduire le risque d’exclusion sociale:
– les politique préventives
– les politique réparatrices

Les politiques préventives sont les décisions et actions menée par l’Etat, pour mieux contrôler les zones de vulnérabilité, c’est-à-dire les situations où l’individu fait encore société, entretient encore des liens sociaux et professionnels mais qui s’avèrent de plus en plus fragiles (individus en situation de précarité économique ou en voie de déclassement social). Il s’agit par exemple des ménages à très faibles ressources (travailleurs pauvres) qui participent difficilement à la dynamique de l’économie locale. On peut également citer les travailleurs précaires, souvent détenteurs du RSA, sans emploi, mal logés, peu mobiles, et en voie de désocialisation.  Le rôle des syndicats, des structures d’assistance sociale, des services sociaux mais aussi les associations (Secours Catholique, Fondation Abbé Pierre, restaurants du cœur…) constituent des leviers d’action, permettant à l’individu de tenir et de garder un lien avec la société. Ces politiques préventives visent notamment à sécuriser socialement les trajectoires personnelles et professionnelles de l’individu, en assurant à la personne un certain nombre de droits sociaux (au logement, à la santé, au crédit, à l’éducation des enfants…) et financiers (aides économiques) qui lui assurent une sécurité, y compris dans les périodes d’alternance, de changements d’emplois. Ces interventions sociales peuvent en fonction de la gravité de la situation, être ponctuelles ou régulières.

Les politiques réparatrices visent à aider concrètement des personnes en phase de précarisation avancée, voire de marginalisation, qui ont été progressivement mises en retrait de la société, avec une absence régulière de contacts avec autrui (absence d’interactions sociales) et un désapprentissage de la vie en collectivité (règles, pratiques, comportements). Il s’agit donc de personnes qui se trouvent à l’extérieur du processus public d’assistance. Les personnes qui sont prises dans un tel enchevêtrement de pauvreté vivent en état d’insécurité chronique et finissent par constituer une population particulière caractérisée par un mode de vie, un mode de pensée, et dotée d’une forte hérédité sociale. Une telle population est très souvent écartée des réseaux d’emploi, de formation, de logement, de participation à la vie politique et syndicale.  Les politiques réparatrices vont donc chercher ici à limiter les risques possibles de désocialisation (désordre social, violences, délinquance, incivilités) qui peuvent surgir de l’absence de règles précises et contraignantes à l’encontre des personnes déclassées, livrées à elles-même (SDF, marginaux, vagabonds, sans-abris, migrants), via une politique d’insertion ou de réinsertion adaptée, centrée prioritairement sur les « besoins essentiels » (apport de nourritures, aide aux soins…).

Conclusion

Robert Castel a su proposer au début des années 1990 sa propre définition de la vulnérabilité, en analysant les mécanismes qui peuvent conduire un individu à la précarisation et à perdre sa place dans la société salariale. Dans un article publié en 1991, il pose les jalons de sa définition de la désaffiliation, en précisant sa conception de la vulnérabilité dans le cadre d’un schéma organisé autour de deux axes d’intégration de la société contemporaine : d’une part, le niveau d’insertion des personnes sur le marché du travail, assorti des protections collectives garanties par le contrat de travail et, d’autre part, un axe d’intégration dans des relations de proximités, familiales et communautaires qui donnent à l’individu d’autres formes de protection (affection, amour, entraide…). Pour le sociologue, la zone de la vulnérabilité correspond à une double fragilisation : fragilisation des statuts dans la sphère de l’emploi avec le développement de l’emploi temporaire, des statuts atypiques et le chômage (en particulier de longue durée) mais aussi fragilisation des liens sociaux primaires avec le développement de l’instabilité familiale et sociale. Un double mouvement de recul sur les deux axes mentionnés permet ainsi de mieux comprendre l’augmentation des conditions d’existence de certaines personnes en marge de la société, marquées par l’incertitude économique et sociale, la vulnérabilité et la précarité.

Par ses travaux, R. Castel invite à réfléchir aux types de politiques et de protections dans un monde empreint d’incertitude économique et sociale, afin de permettre aux individus fragiles et vulnérables de trouver leur place dans la société. Il montre combien les types de protections mises en place (interventions) relèvent d’un choix social et de décisions politiques.

Pour aller plus loin

Castel, R., La Gestion des risques. De l’anti-psychiatrie à l’après-psychanalyse. Paris : Éditions de Minuit. Réédition, collections « Reprises », 2011.
Castel, R., « De la dangerosité au risque ». Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 47-48, 1983, p. 119-127.
Castel, R.,.« Le roman de la désaffiliation. A propos de Tristan et Iseult », le Débat, n° 61, 1990, p.152-164.
Castel R., « De l’indigence à l’exclusion, la désaffiliation. Précarité du travail et vulnérabilité relationnelle », Face à l’exclusion. Le modèle français, J. DONZELOT (dir.), Paris, Ed. Esprit, 1991, p.137-168.
Castel, R., Les Métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat. Paris : Fayard, 1995.
Castel R., « Individus par excès, individus par défaut », in CORCUFF P.,LE BART C.,DE SINGLY F.,L’individu aujourd’hui, Presses Universitaires de Rennes, 2009, p. 293-306.
Castel, R., Martin C. (dir)., Changements et pensées du changement. Échanges avec Robert Castel. Paris: La Découverte, 2013.
Castel R., Les métamorphoses de la question sociale : une chronique du salariat, Fayard, Paris, 1995, réédition Folio-Gallimard, Paris, 2000. Castel R., Haroche C. (2001), Propriété privée, propriété sociale, propriété de soi, Paris, Fayard, 2001.
Castel R. (2003), L’insécurité sociale : qu’est-ce qu’être protégé ?, Éditions du Seuil.
Castel R. (2007), La discrimination négative, Paris, La République des idées/Seuil, 2007.
Castel R. (2009), La montée des incertitudes : travail, protections, statut de l’individu, Paris, Éd. du Seuil.

Note

Note sur l’auteur (CV OM)

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1 réflexion au sujet de « Robert Castel et la désaffiliation sociale »

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