Cette immense et fragile forêt s’étend sur neufs pays du continent sud-américain, et la majorité (63%) de sa superficie se trouve au Brésil. Tous les regards ont donc tendance à se tourner vers ce pays, comme l’a illustré la présidence Bolsonaro (2019-2022), fortement décriée en la matière. Depuis l’élection de Lula, le sujet revient sur le devant de la scène, les autorités brésiliennes ayant relancé des opérations d’inspection en janvier 2023. Quels leviers sont mobilisés par les acteurs (publics comme privés) pour lutter contre un phénomène qui inquiète de plus en plus ? Comment les sphères associatives et les entreprises peuvent mieux œuvrer de concert à une réduction drastique du recours à la déforestation ?
Anatomie d’un fléau
Les opinions publics et certains médias ont tendance à occulter la complexité et les différentes strates que comprend la problématique de la déforestation. Les principaux éléments qui expliquent qu’il s’agisse d’un phénomène moins simple qu’il n’y paraisse sont la longueur de la chaine de valeur (de l’élevage à la mise en rayons) et la multiplicité des acteurs impliqués (en particulier les fournisseurs indirects). En 2021, l’entreprise brésilienne JBS – mise en cause par l’ONG Mighty Earth – expliquait avoir mis en œuvre il y a dix ans un système de contrôle de ses fournisseurs par imagerie satellitaire, et avoir déjà exclu 14 000 fermes dans le cadre de ce monitoring. JBS admet néanmoins qu’il est beaucoup plus compliqué de « contrôler de la même façon les fournisseurs des fournisseurs ». En effet, la déforestation en Amazonie est davantage le fait de la multiplication d’abattages localisés par des petits fournisseurs (on ne compte pas moins de plusieurs centaines de milliers de fermes implantées en forêt amazonienne) plutôt que de l’action massive d’une poignée d’acteurs. L’existence de nombreux fournisseurs indirects pose donc un véritable défi en termes de traçabilité et de transparence : un animal né dans une exploitation A est acheminé dans une ferme B (« fermes d’engraissement »), avant d’être conduit dans un abattoir C.
En janvier 2022, l’ONG Global Canopy a publié un rapport expliquant que « 40 % des 500 entreprises sélectionnées pour être «les plus à risque d’accélérer la déforestation» n’ont «aucune politique» dans ce domaine. Certains grands groupes (opérant dans des secteurs très variés) ont particulièrement attiré l’attention de l’ONG : Volkswagen (automobile), Savencia et Fleury Michon (agro-alimentaire). En outre, Global Canopy dénonce le « terrible retard » du système financier en matière de lutte contre la déforestation : sur 150 institutions financières, 92 n’ont aucune politique pour limiter la déforestation. Parmi les banques françaises, Global Canopy épingle notamment le groupe BPCE et le Crédit Mutuel. Néanmoins, l’ONG américaine indique qu’une « centaine d’entreprises, dont Danone, LVMH et Unilever, ont défini des politiques pour endiguer la déforestation pour l’ensemble des matières premières à risque. »
Des solutions se multiplient et se démocratisent
Malgré la gravité du phénomène et l’ampleur des surfaces déboisés en Amazonie, il faut se prémunir contre une lecture exclusivement ou excessivement pessimiste. Plusieurs leviers d’actions peuvent en effet être utilisés afin de lutter plus efficacement contre ce fléau. A cet égard, Global Canopy explique que « les entreprises n’ont jamais eu de meilleures données, d’outils et de lignes directrices pour les aider à éliminer la déforestation ».
Si l’action étatique en la matière est indispensable (étant donné les enjeux), elle ne saurait être exclusive et doit – dans un souci d’efficacité – être conjuguée avec des initiatives privées et associatives. Dans le domaine du privé tout d’abord, le recours a l’imagerie satellitaire s’est généralisé et présente deux avantages certains : le suivi des fermes suspectés de déforester et l’intériorisation de cette surveillance par ces derniers, ce qui constitue une certaine coercition latente. Si un fournisseur se sait observé et a conscience que son recours à la déforestation le privera d’une grande partie de ses débouchés, il préfèrera utiliser d’autres méthodes pour tenter d’augmenter sa production.
Un autre outil technique, la solution logicielle Visipec développée par National Wildlife Federation (NWF), permet également d’améliorer la traçabilité en permettant aux acteurs situés en aval de la chaîne de valeur de consulter la fiche d’un producteur afin de disposer d’un maximum d’informations le concernant. Cette solution logicielle est avant tout destinée aux acteurs de la filière viande, mais d’autres partie prenante peuvent formuler une demande d’accès à NWF.
Outre les nombreuses initiatives publiques (comme le projet TerrAmaz), les synergies entre les sphères associatives et les entreprises apparaissent également comme une condition nécessaire à l’endiguement des pratiques déforestatrices.
A partir de 2010, Nestlé a commencé à coopérer étroitement avec l’ONG The Forest Trust afin de garantir que sa chaine d’approvisionnement en huile de palme ne présente pas de complicité avec la déforestation. A cette fin, Nestlé et The Forest Trust ont développé un outil de surveillance satellitaire baptisé Starling. Cette solution permet de suivre la surface boisée aux alentours des fournisseurs quasiment en temps réel. De son côté, le mastodonte de la distribution Etats-Unien Walmart a uni ses forces avec Unilever afin de lancer une vaste plateforme [1] permettant à l’ensemble des parties prenantes de se coordonner au niveau local afin de prévenir et détecter le recours à la déforestation. Le 13 mars 2023, l’entreprise japonaise Epson a lancé un partenariat de 3 ans avec WWF autour de la préservation et de la conservation des forêts partout dans le monde.
De manière plus localisée, l’ONG brésilienne Imaflora est engagée dans la lutte contre la déforestation depuis 1995 et a lancé le programme Boi na Linha, qui vise à harmoniser les règles de contrôle s’appliquant aux fermes et à intégrer davantage de petits abattoirs afin qu’ils s’engagent à ne pas acheter de viande issue de terres déforestées. Ce programme repose sur la prise de responsabilité et l’engagement volontaire des acteurs de la filière viande au Brésil, et permet de mieux répondre aux exigences des consommateurs en termes de qualité, de traçabilité et de respect de l’environnement. Imaflora coopère régulièrement et étroitement avec des acteurs privés dont les filiales du groupe Casino au Brésil et Carrefour.
À long terme, il apparait donc avantageux pour les éleveurs et abattoirs de s’engager davantage dans la lutte contre la déforestation : cela peut leur permettre de répondre aux attentes des consommateurs et de se différencier de la concurrence. Les marchés étrangers sont en effet de plus en plus vigilants sur les questions environnementales et sont prêts à payer un prix plus élevé pour des produits respectueux de l’environnement et de la traçabilité. Cette tendance sociétale joue un rôle clé dans la prise de conscience de tous les acteurs de la chaîne de valeur d’une vigilance accrue et généralisée autour de la déforestation, notamment dans le contexte de la nouvelle directive européenne sur le devoir de vigilance des entreprises. Initialement présentée par la commission Européenne le 23 février 2022 puis votée par le parlement européen en avril 2023, cette dernière vise à établir un cadre encourageant les entreprises exerçant leurs activités dans le marché unique à contribuer à la réalisation de la transition de l’Union vers une économie verte et neutre pour le climat, ainsi qu’à identifier et remédier aux violations des droits de l’homme potentiellement causées par leurs fournisseurs. Cette directive cristallise donc l’institutionnalisation croissante du devoir de vigilance, qui se conjugue avec l’internalisation par les entreprises de la nécessité de réaliser des progrès en la matière.