À propos de l’objet mathématique qu’on appelle l’ensemble de Mandelbrot [1] …
La représentation de l’ensemble de Mandelbrot, au milieu de l’immense tableau qu’est le plan complexe, fait partie d’une classe nouvelle de figures géométriques : les fractales.
Une fractale (de fractus, brisé en latin) est une forme géométrique que l’on peut morceler en plus petites parties, chacune rappelant comme en écho la forme du tout à une échelle plus petite. Les branches d’un arbre, les inflorescences d’un chou-fleur, les bifurcations d’un fleuve sont des objets mathématiques qui possèdent une dimension non entière ou fractionnaire.
Jusqu’à Mandelbrot, il n’existait pas de théorie validée de l’irrégulier, du rugueux. « La rugosité cet élément incontrôlé de la vie » comme il aimait à le dire, c’est le bord dentelé d’une fracture métallique, la côte accidentée de la Bretagne, le bruit d’une ligne téléphonique, les rafales du vent – et même les graphiques irréguliers d’un indice boursier ou d’un taux de change.
La dimension fractale est la plus importante mesure de la rugosité. La similarité est la forme la plus simple de la dimension fractale dont la première illustration fut une courbe proposée par Helfge von Koch. D’une longueur infinie, celle-ci consiste en la description des lignes côtières et vise à modéliser la nature.
La rugosité est omniprésente dans la nature et la culture – on la trouve dans la distribution des galaxies et dans la forme des rivages, des montagnes, des nuages, des arbres et des alvéoles pulmonaires, ainsi que dans les graphiques des titres boursiers, les tableaux, la musique et certaines constructions mathématiques. Autres aspects moins familiers : la rugosité des amas dans la physique du désordre, les flots turbulents, les systèmes dynamiques chaotiques, la diffusion anormale et le bruit.
Bref toutes ces imperfections ennuyeuses que nous essayons d’éviter dans la vie courante. Là où les autres n’avaient vu que du désordre pénible, en étudiant la rugosité, Mandelbrot découvrit l’ordre fractal.
Ainsi, soumis à une certaine opération indéfiniment répétée, ces nombres développent une complexité étonnante.
Tout comme les formes lisses, dont le cercle idéal est l’archétype, les mathématiques fractales sont décrites par des formules exécutables par des ordinateurs avec la précision demandée et donnent lieu à des objets très concrets : des images. Chaque image conduit à des aperçus caractéristiques d’une discipline précise de la science et de l’art.
L’utilisation de l’ordinateur comme d’un microscope qui permet d’agrandir n’importe quelle partie d’une figure fractale (Mandelzoom) permet dans le cas de l’ensemble de Mandelbrot de faire apparaître, en un premier temps, une silhouette en forme ∞, d’infini aux boucles disproportionnées et boursouflées.
Avant agrandissement, la figure évoque aussi bien un bouddha assis ou l’esthétique musulmane avec ses ogives et entrelacements. En regardant plus attentivement, sitôt effectué un Mandelzoom sur l’une de ses excroissances, on s’aperçoit que la forme de chaque excroissance rappelle celle de la figure principale.
La figure se métamorphose en des structures inédites étonnantes de complexité, de variété et de beauté s’apparentant à un art délirant de tentacules et vrilles formant les volutes d’une luxuriante végétation.
Un Mandelzoom de ces volutes plus loin fait apparaître encore un autre tableau : chacune se dédouble en deux volutes reliées par des ponts en filigranes.
Un grossissement plus loin de ces ponts révèle deux antennes qui jaillissent de ce centre et au centre de ce centre, on distingue comme un pont à quatre voies avec encore quatre filaments au milieu desquels on retrouve une nouvelle version de l’ensemble de Mandelbrot.
Cependant, complexité oblige, l’agrandissement de ce détail ne redonne pas exactement la figure originale. Plus on agrandit et plus on croit retrouver les mêmes formes, mais l’examen approfondi révèle qu’elles ne sont jamais identiques.
The Fractal Geometry of Nature, paru en 1982, devint un best-seller scientifique. Le bulbeux et infiniment compliqué ensemble de Mandelbrot, sa plus fameuse création furent imprimé sur des milliers de tee-shirts et posters.
Ses idées furent rapidement adoptées par un autre vague scientifique, la théorie du chaos. Fractales et chaos intègrent le vocabulaire populaire et en 1993, lors de la remise du prestigieux prix Wolf en physique, il fut cité comme « ayant changé notre regard sur la nature. »
Dans le domaine de l’art, le premier champ d’application des fractales fut l’infographie ludique et artistique. L’essence créative de la géométrie fractale réside dans sa capacité à combiner le formel et le visuel.
Chaque année, de nombreux sites fractalistes se connectent entre eux sur internet pour créer un « fractalring » et un concours récompense le créateur d’une image de synthèse élaborée à partir d’algorithmes fractals.
L’imagerie psychédélique associée à la musique techno utilisée par les vidéojockeys use également de ces procédés simples et spectaculaires de l’usage des fractales. Ainsi en modifiant le rythme soit de la palette de couleur, soit de la vitesse et/ou du sens du défilement, soit du zoom, ils obtiennent une pulsation idéale pour divertir et fasciner les ravers en quête d’évasion.
En 1997, Chevalier et d’autres artistes (peintres, graphistes et plasticiens) dans le « Manifeste fractaliste » proclament que le fractalisme est lié aux fractales indépendamment de l’infographie. Ce collectif se fonde sur la valeur paradigmatique de la complexité chaotique et fractale et non sur la technique. Pour eux, il s’agit d’une dynamique privilégiée de la recherche contemporaine des pratiques et du savoir. Ils préconisent par une rénovation radicale du processus de création, l’intégration d’un certain nombre de schèmes et de concepts liés aux fractales ou aux nouvelles technologies : les réseaux, les jeux d’échelles, la prolifération par autosimilarité, la récursivité des structures dissipatrices, les attracteurs étranges, l’effet papillon et l’infinitisation sont invoqués pour caractériser l’activité fractaliste.
De nos jours, comme le dit Henri-François Debailleux [2] , « l’utilisation du fractal comme outil de recherche touche tous les domaines : économique, Fractales, hasard et finance avec Benoît Mandelbrot, (père de la théorie); physique avec Pierre-Gilles de Gennes ; astrophysique avec Laurent Nottale ; sociologique avec Michel Maffesoli et son analyse de la société ; médical avec la découverte de nouveaux traitements et bien sûr celui de la communication avec l’Internet. »
Ainsi grâce au fractal, cette forme géométrique qui se retrouve, quel que soit le degré d’observation que je fais du phénomène vivant et quoique ce soit que je puisse observer, nous allons pouvoir prédire. Dès que l’on étudie le vivant, à partir d’une micropartie qui nous donne une courte information nous allons avoir une longue durée d’observation.
Ces objets fractals aux structures auto-similaires décrites par des lois d’échelle ouvrent un chemin dans la compréhension du passage du monde de l’infiniment petit au monde sensible. Cela signifie que sans connaître les personnes, je peux savoir comment celles-ci vont se comporter. Dès lors, il me plait à ouvrir une vision fractale sur l’entreprise et d’envisager, tout comme l’analyse graphologique de la signature de certains dirigeants, que la connaissance du fractal de certaines entreprises permettrait de connaître avec certitude leur mode de fonctionnement et/ou de comportement de ses employés.
« Et j’ai voulu combattre cette idée répandue selon laquelle ce qui est beau mathématiquement doit être incompréhensible. »
B. Mandelbrot
Ann Defrenne-Parent
Publié chez L’Harmattan : LE MANAGEMENT DE L’INCERTITUDE
L’objet mathématique que l’on appelle l’ensemble de Mandelbrot est obtenu à partir de la cascade de Myrberg (appelée aussi cascade de Feigenbaum) : Zn+1 = Z 2 + c (où Zn est une suite de nombres complexes). Si l’on fixe à 0 la valeur de Z0, le point de départ des itérations, on peut constituer un ensemble formé par tous les nombres complexes c pour lesquels Zn+1 = Z 2 + c reste borné, c’est-à-dire ne tend pas à l’infini, et ce quel que soit le nombre des itérations. C’est l’ensemble de Mandelbrot. Si, au contraire, on fixe la valeur de c et que l’on cherche l’ensemble des Z0 pour lesquels la suite Z reste bornée, on trouve l’ensemble de Julia associé à la constante c. Les ensembles de Julia furent baptisés par Mandelbrot en hommage au mathématicien français éponyme ayant travaillé sur la théorie des itérations des fonctions rationnelles.