Effet tunnel, mythes et réalités

Qu’est-ce que l’effet tunnel ? Souvent évoqué lorsque des personnes doivent faire face à des situations de crise, il s’agit d’une « baisse de l’attention à un moment donné, impliquant que l’opérateur fixe un élément en oubliant son environnement ». Mais, entre mythes et réalités, que devons-nous croire ? Auteur de « Dans la tête de ceux qui nous protègent » (VA Éditions) et doctorant en Psychologie et Neurosciences de la Dynamique des Comportements, Landry Richard nous informe.

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Effet tunnel, mythes et réalités
Effet tunnel, mythes et réalités | RSE Magazine
L’effet tunnel est très (trop ?) souvent évoqué lorsqu’il s’agit d’alerter les personnes ayant à gérer des situations de crise en général, les policiers, les gendarmes, les pompiers et les militaires en particulier. Ce trouble de l’attention aurait pour effet de réduire les capacités de perception d’un opérateur lors de la survenue d’une situation de stress intense. La conséquence étant la « focalisation » de l’attention vers l’objet de ce stress.
 
C’est d’abord dans le domaine de l’automobile [1] puis dans celui de l’aéronautique [2] que des applications ont été développées pour lutter contre les effets de ce phénomène de réduction du champ visuel théorisé en 1985 (Williams) sous le nom de « tunnelisation visuelle ». De nombreuses études ont ensuite montré qu’en effet, dans certaines conditions où les notions de stress sont intenses, la dilution de l’attention visuelle est remarquable dans le cadre de la détection de stimuli visuels périphériques. Plus largement, des chercheurs ont également démontré que cet effet correspond à une baisse de l’attention à un moment donné, impliquant que l’opérateur fixe un élément en oubliant son environnement [3]. Le principe de focalisation a pour effet la négligence des informations présentées par les autres canaux, auditifs, sensoriels et intellectuels en méprisant les hypothèses mentales sortant de l’objet de ce focus attentionnel.
 
Loin d’être un phénomène uniquement « négatif », cet effet provoqué par notre cerveau nous permet de ne pas être distraits par des informations qui ne seraient pas nécessaires à faire face à une situation de danger extrême, nous faisant faire l’économie du traitement de données non pertinentes. Le risque est toutefois de négliger son environnement et de se mettre en danger in fine. Concrètement, si en vous promenant dans la jungle vous faites face à une panthère affamée, il est probable que votre attention soit focalisée sur le félin. Vous ne ferez pas mentalement votre liste de courses ou n’aurez pas en tête les plans de salle de bain prévue dans vos prochains travaux de la maison. Vous ne serez focalisé que sur cet animal, prêt à vous dévorer et pour cause, il va falloir réagir. C’est là que l’effet de tunnelisation attentionnelle devient particulièrement intéressant à étudier, car, s’il permet de produire de l’efficacité opérationnelle en orientant l’esprit vers l’objet de son combat, il peut aussi provoquer un effet bien surprenant en coupant les accès mentaux aux champs de la réponse opérationnelle. L’effet de tunnelisation attentionnelle pourrait aller jusqu’à vous faire oublier que vous avez un fusil chargé sur l’épaule et que vous savez vous en servir.
 
Dans cet exemple le trait est grossi à son maximum, mais il illustre bien le sujet. Dans de nombreux récits de personnes ayant fait cette expérience de confrontation à un événement particulièrement stressant, la description de ce phénomène est relativement explicite. Par exemple, dans le cas d’agression ou de braquages à main armée, le guichetier explique s’être paralysé ne voyant plus rien d’autre que l’arme de son agresseur et ne se souvenant plus du moindre son, ou de la moindre image autour. Dans l’aéronautique ce sont des pilotes qui n’ont pas entendu le déclenchement d’alarmes et d’alertes sonores tant ils étaient focalisés sur un atterrissage difficile. Aussi, lorsque l’on parle de tunnelisation attentionnelle, il faut prendre en considération la notion de stress.
 
En effet, il est courant d’entendre parler du concept « d’effet tunnel » de façon inappropriée dans des situations de la vie courante et hors situation de « crise », pourtant il semblerait que d’un point de vue psychophysiologique ce soit le dégagement des hormones liées au stress qui en provoque les effets cliniques. Notre cerveau passe la commande de production de cortisol aux glandes surrénales après avoir pris un « shoot » d’adrénaline et toute notre énergie devient au service de la situation qu’il nous faut affronter.
 
Aussi, il faut vraiment différencier l’effet de tunnelisation attentionnelle d’une forme de concentration intellectuelle générant, à l’inverse, de la distraction envers son environnement. C’est le cas de ces tâches que nous réalisons avec une grande concentration sans nous rendre compte du temps qui passe ou de ce qui se passe autour de nous. La vidéo bien connue « The Monkey Business Illusion » de Daniel Simons [4] où il est question de compter le nombre de passes que se font des individus avec un ballon de basket en est une excellente illustration. Concentré sur la tâche, nous ne voyons pas qu’un gorille traverse la scène au milieu des passeurs. Notre cerveau fait le choix de ne pas prendre en considération l’environnement « hors mission » et le focus est mis sur l’objet attentionnel. Mais il ne s’agit pas ici de focalisation attentionnelle.
 
Si le risque d’en faire l’expérience est à prendre en considération, tant il peut constituer un facteur contributif à la survenue d’accidents [5], il n’en demeure pas moins que la notion de stress chez les opérateurs de la sécurité intérieure et des militaires entraînés est discutable. Les auditions d’opérateurs chevronnés et habitués à faire face à des situations de crise à haute intensité décrivent plus volontiers des récits inverses à ceux des sensations et des manifestations du stress. Hypervigilance globale, d’une vision périphérique augmentée, d’une perception améliorée des sons et des sensations. Ce n’est donc pas l’expérience du stress que font ces opérateurs en situation extrême. L’expérience perçue fait état d’une forme de plaisir, une sensation liée au principe de motivation auto déterminée [6]. En effet, la population des opérationnels expérimentés pratiquent leur activité en y retirant plaisir et satisfaction, source du développement d’une motivation intrinsèque [7] sur ce type de tâche qui ne pourrait être donnée à tout le monde. Le concept de motivation intrinsèque se rapproche du concept de flow [8], celui-ci étant un état d’activation optimale dans lequel le sujet est complètement immergé dans l’activité [9]. En d’autres termes, c’est le fait de s’engager dans une tâche en étant porté par l’activité, sans s’en rendre compte, sans avoir l’impression de fournir des efforts. Le concept de flow est également qualifié d’autotélique, c’est-à-dire qui trouve sa fin dans l’activité en elle-même et qui n’exige pas de finalités ou de pressions extérieures. Les sources de motivation extrinsèques sont abondamment présentes chez les pompiers, les gendarmes, les policiers et les militaires devant affronter des situations à risque et elles tendent à confirmer la dynamique motivationnelle dans son ensemble.
 
Il est donc inapproprié de placer sous l’égide d’un hypothétique « effet tunnel » l’ensemble des conséquences liées au facteur humain dans le cadre des interventions où l’on déplore un accident ou un dysfonctionnement car même s’il est une réalité chez les novices, le principe de tunnelisation attentionnelle demeure finalement rarissime chez les opérateurs chevronnés. Sont à distinguer également les effets subits de l’effet de tunnelisation, (délétères pour la bonne perception de son environnement d’intervention) des effets induits par une recherche volontaire de focalisation mentale vers un objet précis.
 
Des travaux ont montré que des solutions existent pour lutter contre ce phénomène, telles que les contre-mesures cognitives [10], la régulation du niveau d’automatisation [11] ou la modification du partage d’autorité [12]. Pour les professionnels de la sécurité intérieure et pour les militaires, l’entraînement et la répétition des gestes techniques, le drill, sont les garants de la non-survenue de cet effet en opération.

 


[1] Crundall, Underwood, et Chapman 1999

[2] Thomas et Wickens 2004
[3] Dehais et al., 2010
[4] https://www.youtube.com/watch?v=IGQmdoK_ZfY
[5] Salomon et al. (2016)
[6] Théorie de l’auto-détermination de Deci et Ryan (1985, 2002)
[7] Deci & Ryan, 2002
[8] Biddle, Chatzisarantis & Hagger, 2001
[9] Demontrond & Gaudreau, 2008, 10
[10] Dehais, Tessier, et Chaudron 2003
[11] Parasuraman et Wickens 2008
[12] Dehais, Mercier, et Tessier 200

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