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Transition et art du déplacement

Gerard REYRE
30/10/2018





Le mot « transition » tient désormais la rampe des mots les plus utilisés pour décrire des formes variées de transformation du monde, qu’elles concernent les technologies, les institutions, l’énergie, l’écologie, le développement durable, l’économie, etc. Soumis à complexité, on ne saurait les résoudre une fois pour toutes. De plus, on devine qu’elles doivent être gérées avec une vision à long terme. Ce que confirme le dictionnaire pour lequel la transition est le passage d’un état à un autre, en général lent et graduel ; c’est un état intermédiaire.
L’état du monde et cette simple définition pourraient interpeller les zélateurs des méthodes de conduite du changement qui prétendent, sans ciller, arriver, pour telle date fixée à l’avance, au résultat promis. Une grande partie des métiers du conseil en entreprise s’est construite sur cette tricherie transformée en croyance (ou inversement) qu’il est impératif de « conduire » le changement et donc envisageable de combiner ou de jouer (ah, la quête de la martingale !) avec quatre grandes familles de techniques : les « techniques de production, grâce auxquelles nous pouvons produire, transformer et manipuler des objets », les « techniques de systèmes de signes, qui permettent l’utilisation des signes, des sens, des symboles ou de la signification », les « techniques de pouvoir, qui déterminent la conduite des individus, les soumettent à certaines fins ou à la domination, et qui objectivent le sujet », enfin les « techniques de soi, qui permettent aux individus d’effectuer, seuls ou avec d’autres, un certain nombre d’opérations sur leur corps et leur âme, leurs pensées, leurs conduites, leur mode d’être ; de se transformer afin d’atteindre un certain état de bonheur, de pureté, de sagesse, de perfection ou d’immortalité »[1] .
Bien qu’il soit rare que ces quatre types de techniques fonctionnent séparément, on constate néanmoins que, selon les moments, les périodes, les modes et les tocades, il s’agit de solliciter plus l’une que l’autre pour, toujours, justifier l’extériorité sachante, la domination, la fausse objectivité et les options rationnelles tellement rassurantes pour les dirigeants, d’autant qu’elles impliquent certains modes d’éducation et de transformation des individus.
Faut-il insister sur le fait qu’on ne peut appliquer à la réalité un programme prédéterminé à moins de nier les enseignements des sciences de la complexité ou d’être pris par un phénomène pathologique assez répandu : la fascination de l’objectif. Dans ce type de pathologie, la difficulté cognitive et psychologique inhérente au fait de reculer est susceptible de perturber le processus de décision dans toute activité humaine. Plus on avance, plus il est difficile de renoncer, même s’il apparaît que poursuivre est une erreur.
Il n’est pas possible de planifier les résultats d’une intervention dans un système social. Ceci est lié, entre autres, à l’inertie du système. Nul ne sait à l’avance quel pourrait être le résultat, car on ne peut connaître la réaction du système, même si l’on a mis tout en œuvre pour connaître l’ensemble des réactions possibles[2] . Le comble est, bien sûr, que tous les fervents propagateurs de la « conduite du changement » fourbiront leurs arguments en les teintant de systémie et de complexité pour en faire un usage idéologique et n’en retenir que les notions les plus favorables à une pensée réductionniste. Si l’on évoque, par exemple, celle d’auto-organisation pour livrer, in fine, les acteurs à des luttes fratricides ; si l’on se réfère au principe dialogique et que l’on conserve une forme autoritaire des relations, etc. alors, le compte n’y est pas !
 

Tout changement impose de fait une relation asymétrique entre celui qui prescrit et celui qui est visé, ce qui laisse entendre une distribution très rationnelle des places et des rôles des acteurs, quelle que soit la forme de gestion qui se veut la plupart du temps moderne, cela va sans dire, donc souple, participative et finalement plus acceptable. Mais le champ de la participation se voit imposer bien souvent d’étranges limites et fonctionne le plus souvent de façon mystificatrice. Par-là, le changement est par essence nourri de tous les conservatismes.
C’est pourquoi le terme le plus approprié pour accompagner les transitions est à nos yeux celui de déplacement. Celui-ci s’envisage comme un chemin où s’exercent à la fois des tentatives et des retraits, des envies et des refus, des raccourcis et des transitions, des réussites et des échecs. Et ce chemin se présente à nos yeux comme une aventure, errance ou itinérance c’est selon, mais aventure sans aucun doute. Le déplacement c’est à la fois le chemin et la connaissance.
On trouvera donc, dans l’art du déplacement, de l’inadvertance, de l’impromptu, de l’événement, de la surprise, mais aussi de l’expérience, de l’intention, de l’inachèvement, de l’infléchissement, du commun et même de l’effort. De quoi s’équiper pour la marche à défaut de savoir, à tous les coups, ce qu’il en est de la meilleure façon de marcher.
L’art du déplacement est finalement la métamorphose de tout ce qui n’est qu’en se modifiant.

L’auteur :
Gérard Reyre est sociologue. Ses domaines d’intervention portent sur les mutations et l’organisation du travail, les métiers, le management, l’évaluation et les compétences. Il est l’auteur de Du courage d’être manager ; Evaluation du personnel. Histoire d’une mal posture ; L’aventure humaine dans l’entreprise. En huit questions.
 
[1] M. Foucault, Dits et écrits II, 1976 — 1988, Quarto Gallimard, 2001, p. 1604
[2] Sans compter que « le Monde, notre haut ou bas Monde, est “rugueux”, discontinu, “fractalisé”, modélisé sur des portions de “dimensions”, hors nos clôtures régulières et séparatives : il est indocile, ingrat et ronchon ». André de Peretti, Que peut-être aujourd’hui une formation citoyenne à l’Agir-Penser en Complexité ? Contribution au Débat du 01 décembre 2010 du Réseau intelligence de la complexité.

 





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