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Les relations humaines et animales, le rôle prépondérant de la conscience

La Rédaction
13/07/2022



La conscience, cette faculté relationnelle, permet de développer nos autres facultés. Ainsi, la « connexion permanente » par les écrans, qui externalise une bonne part de nos relations, est un grave facteur de risque pour notre conscience et donc notre humanité. Voici la thèse développée par Bertrand-Marie Flourez dans son dernier ouvrage « Notre conscience nous appartient » (VA Éditions).



Vous liez la conscience à la relation : le manque de relations sociales peut-il alors être une tare pour le développement de notre conscience ?

Bien entendu. Dans l’essai Notre conscience nous appartient, le cheminement suivi me conduit à poser que la conscience est notre faculté relationnelle, indépendante des facultés intellectuelles. L’être humain est d’abord un être de relations. C’est pour lui une nécessité dont le moyen est précisément la conscience, conscience particulière qui lui permet son développement intellectuel si singulier. Et notamment par l’émergence du langage, du symbolique, de l’abstraction, etc. La conscience se développe en symbiose avec nos capacités cérébrales, nos sens et l’ensemble du corps physique.
 
Votre question renvoie à des problématiques sur lesquelles l’anthropologie, mais aussi, bien entendu, la psychologie, la psychiatrie et aujourd’hui les neurosciences apportent des réponses passionnantes. Oui, les relations sociales nous construisent. Nous savons déjà par exemple à quel point les enfants qui manquent d’interactions humaines, problèmes familiaux, abus des écrans trop jeunes, etc., souffrent de retards ou de dysfonctionnements psychologiques et intellectuels. Et rappelons-nous que le thème de l’enfant sauvage, très en vogue jadis et un peu tombé dans l’oubli, généra de nombreux débats.
 
Quoiqu’il en soit, c’est bien la relation qui nous construit. Le nombre de neurones ne fait pas l’homme, le loup ou l’oiseau. La faculté relationnelle permet en revanche le développement optimal de l’être en question. Des petits chiens, nés dans un cercle humain, joueront entre eux et avec leur mère, ils joueront même avec les humains. Ils pourront développer leurs propres capacités de chasseurs, ou apprendre à guider des aveugles. Ils n’apprendront pas pour autant le langage humain. Et bien entendu, s’ils sont maltraités, ils deviendront agressifs ou peureux par réaction.
 
Autrement dit, le défaut de relations sociales ne permet pas aux êtres vivants d’être pleinement. C’est donc bien la conscience, la faculté relationnelle, qui permet le développement de nos autres facultés. Et c’est pour cela que la « connexion permanente » par les écrans dont je parle dans l’essai est un grave facteur de risque pour notre conscience et donc notre humanité.

En quoi la conscience humaine des relations est-elle différente de la conscience animale des relations ?

Sur ce point, les éléments proposés dans l’essai valident, en l’état, ma définition de la conscience. Les animaux comme les hommes naissent, vivent et se développent en relation. Dans l’histoire de notre planète, nous ne pouvons que constater les différences de développements entre le monde animal et les êtres humains. Force est de constater que l’être humain construit une histoire, son histoire, là où l’animal s’adapte à son milieu. Bien entendu l’homme s’adapte aussi à son milieu, mais il construit des civilisations, tant dans l’arctique que dans le désert. Et il est capable de changements qui transforment artificiellement son milieu. Pour le meilleur comme pour le pire d’ailleurs. Les lions en revanche ne se sont pas lancés dans l’élevage intensif de troupeaux de buffles. Ils prélèvent les plus faibles.
 
La conscience humaine a ceci de particulier qu’elle semblerait initialement plus vide que la conscience animale. Ou, pour le voir autrement, qu’elle aurait beaucoup moins de contraintes préinscrites comme peuvent en avoir les animaux. Et là aussi voyez-vous, nous sommes sur le fil des définitions : instincts, réflexes, etc. Les animaux ont des réflexes, des instincts et s’éduquent entre eux. Ils apprennent et évoluent. L’homme en revanche doit tout, ou presque tout, découvrir et apprendre. « Prendre, apprendre et comprendre » nous disait Michel Serres. Nous avons accumulé des connaissances qui vont bien au-delà de notre utilité quotidienne, mais nous sommes incapables de savoir, d’instinct comme on dit, si telle baie est comestible ou du poison ! Nous apprenons ce que nous avons découvert et construit. Pourquoi ? Cette différence vient pour moi des propriétés de la conscience et non pas du nombre de neurones, ou de la mémoire. La relation particulière dont l’homme a besoin pour être homme est de voir qu’il est Lui face à l’Autre. Je mets des majuscules à Lui et à l’Autre. La conscience de soi vient d’une différenciation particulière, manifestement différente chez les animaux. Comme s’il y avait un vide dans la conscience humaine que la relation vient combler. L’autre me dit que je suis moi, unique, et pas simplement un individu du groupe. C’est pour cela que j’ai besoin de parler à l’autre, de lui répondre.
 
Et la conscience, ce n’est pas de l’ADN. Dans la conscience humaine, les relations ne sont pas préinscrites, les connaissances et valeurs ne sont pas préprogrammées. Elle est l’outil, la faculté de voir l’autre et le monde, de tisser des liens par interactions. S’il y a évolution, c’est un peu comme si nos relations humaines avaient vidé ce qui pouvait être préinscrit en nous pour laisser toute la place à nos interactions. Religo puis Cogito : parce que je lie et suis relié, je pense. Les facultés intellectuelles formalisent les liens à la suite, dont le langage.
 
Et pour moi, cela éclaire de fait la grande question de la liberté. Nous sommes essentiellement libres parce que non déterminés. Un animal peut se battre, être chassé de son groupe, mais, a priori, il ne peut commettre un crime passionnel. Nous si. Nous avons la capacité d’évaluer nos relations, c’est-à-dire d’en voir les conséquences et notre responsabilité. Je crois qu’il y a là une grande différence.

A-t-on besoin de percevoir la conscience en un être tiers pour le respecter ? Par exemple, nous ne traitons pas de la même manière les animaux que nous pensons dotés de conscience et les autres.

Vous évoquez là deux choses. Conscience et respect, puis la différenciation entre les animaux. Le respect vient justement de ce que j’évoquais à l’instant. La conscience, avant le Droit et les conventions sociales, nous fait voir les conséquences de nos interactions. Elle se développe en nous. Je ressens ce qui me fait du bien ou du mal : la coopération, l’amitié comme le rapport de force. Je peux voir dans l’interaction avec autrui ce qui sera bien ou mal pour moi et l’autre, puis élaborer intellectuellement ces schémas. Nos constructions culturelles, issues de notre histoire, nous permettent ainsi cette éducation humaine des relations, de comprendre que voler l’orange du marchand pour me faire du bien c’est lui fait du tort. Le respect (de soi, de l’autre, des règles) est une élaboration culturelle dont nous pouvons ressentir intimement, en conscience, le bien-fondé ou non. Et cela est vrai vis-à-vis de l’autre, des animaux et de l’ensemble de la nature.
 
Et en effet, nous ne traitons pas notre vieux chien fidèle, avec qui nous avons eu tant de joies, de la même façon que des huîtres que nous mangeons, avec joie, vivantes… Il s’agit bien là de la place de l’être humain sur la planète. Du fait de ce que nous sommes, de nos capacités, de notre conscience particulière, nous avons bien une responsabilité particulière. Emmanuel Lévinas parlait de la responsabilité pour autrui. Cette formulation me touche parce qu’elle dit que la relation n’est pas à sens unique. Nous sommes co-responsables de l’humanité et de la planète. Notre faiblesse, si l’on peut dire, vient justement de notre conscience indéterminée qui fait notre liberté, mais que nous devons apprendre à construire. Nous avons tout ce qu’il faut pour « devenir ce que nous sommes », comme dirait le poète Pindare, et personne ne le fera à notre place.

Nous parlons de plus en plus de la protection des animaux et de leurs droits. Cette évolution est-elle due à l’évolution de notre regard sur leur conscience ?

À ma connaissance, je ne pense pas que l’évolution de notre regard envers les animaux soit liée directement à la notion de conscience, leur conscience. Plutôt à leur sensibilité. D’un autre côté, je ne suis pas spécialiste d’éthologie, l’étude du comportement animal, et finalement, j’en connais sans doute moins que nos ancêtres du paléolithique… ce n’est pas une boutade ! On dit que la domestication du chien daterait du paléolithique supérieur, soit il y a plus de 40 000 ans. C’est dire. C’est dire aussi que le lien particulier qui relie l’homme au chien est celui d’une relation de collaboration, et nous le savons de véritable affection, et non pas de prédation. Apprivoiser, c’est créer des liens réciproques. Notons qu’il s’agit aussi de cette longue période où s’est développé l’art pariétal que nous admirons encore à Chauvet, puis Lascaux, etc. : la relation implique l’expression, elle est consubstantielle. L’homme a représenté des animaux.
 
Je veux dire par là que l’humanité a observé, appris, compris et noué des relations avec les animaux, et réciproquement. Rappelons que ce sont les chats qui sont venus au-devant des hommes et non l’inverse. Les hommes cultivaient, les souris venaient manger les grains, et les chats sont venus manger les souris que les récoltes des hommes attiraient. Je schématise, mais c’est à peu près ça. Autrement dit, l’être humain et les animaux ont, depuis l’origine noué des relations. Relations de profit, de rivalité, d’exploitation, d’affection comme de mépris.
 
L’évolution récente de notre regard sur le monde animal, la protection, la responsabilité et donc les traductions dans le Droit ne sont pas directement liées à la notion de conscience, du moins au sens où je la définis dans l’essai. Que nous ayons « pris conscience » assez récemment, c’est-à-dire compris que l’humanité avait une responsabilité sur la planète et les animaux est un fait. La souffrance, le bien-être, la biodiversité vitale, etc. sont des critères essentiels désormais incontournables. C’est aussi notre dignité.
 
Et par ailleurs, à part la question des virus !... Nous comprenons que nous ne savons que très peu de choses sur les animaux. Nous découvrons leurs façons de communiquer, nous parlons même de langage voire de langue. C’est notamment la zoosémiotique, nouvelle discipline qui nous permet d’entrevoir la richesse et la complexité des échanges dans le monde animal.  
 
Il reste que la notion de conscience n’est pas le moteur de ces analyses, du moins à ma connaissance. C’est sans doute justement par manque de définition. Si nous nous contentons de rattacher la conscience à l’intellect, à la puissance neuronale humaine, nous nous heurtons à la suprématie historique constatée de l’homme. Si en revanche, comme je le propose, nous voyons la conscience comme la faculté relationnelle du vivant, nous constatons bien sûr la différence homme/animal, mais le regard change. Conscience humaine et conscience animale ne sont pas identiques du fait de notre indétermination. Et de fait, nous constatons le rôle et la responsabilité de l’homme, ne serait-ce que parce que notre conscience nous donne une vision particulière du temps. Le temps, c’est aussi une mesure de la relation.