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Jean-Paul Jouary : "Vivre et penser dans l'incertitude"

Interview Bertrand Coty
01/09/2021



Agrégé de philosophie, Jean-Paul Jouary enseigne au lycée Paul-Eluard de Saint-Denis.



Jean-Paul Jouary
Jean-Paul Jouary
Jean-Paul Jouary, vous publiez aux éditions Flammarion : "Vivre et penser dans l'incertitude". Penser dans l’incertitude se rapporte- il particulièrement à la période que traverse l’humanité aujourd’hui selon vous ?

Pendant l’essentiel de l’histoire humaine, c’est le sentiment de certitude qui a guidé la pensée et l’action, lié à un ensemble de croyances collectives laissant peu de place au doute et la réflexion rationnelle. Dieu, la Nature, les superstitions ne pouvaient laisser qu’une modeste place à la raison laquelle, développée par quelques esprits isolés, se heurtait à la force de la répression. Les personnes les plus cultivées organisaient elles-mêmes sous forme de systèmes les certitudes définitives concernant aussi bien la nature que l’ordre social et les conduites individuelles. En ce sens, le rapport certitude/incertitude traverse toutes les époques, avec bien sûr des périodes plus riches, comme l’Antiquité grecque, la Renaissance ou l’âge classique en Europe.

Ce qui singularise notre époque, notamment dans les sociétés les plus développées, c’est ce voisinage paradoxal entre une scolarisation sans précédent et des formations scientifiques très répandues d’un côté, et de l’autre l’explosion de croyances dogmatiques que l’on pensait en voie de dépassement. Si les États-Unis l’illustrent de façon spectaculaire, avec un scientisme omniprésent (qui est une forme de croyance irrationnelle au cœur même de la représentation des sciences) et la prolifération de pensées totalement irrationnelles liées aux religions évangélistes, à l’idée de « race », au créationnisme vulgaire, la plupart des sociétés présentent cette cohabitation improbable. C’est que le scientisme et le positivisme, qui gangrènent un peu partout l’enseignement des sciences et les discours des « experts » dans les médias (sans oublier l’essentiel des discours politiciens), à la fois étouffent la réflexion sous leurs prétentions à la vérité absolue, et discréditent l’idée même de vérité rationnelle et ouvrent la porte à tous les scepticismes et toutes les croyances naïves. Ironie de l’histoire : après des siècles de persécution des scientifiques et philosophes par l’Église, le Pape lui-même peine à appeler à la réflexion critique contre les effets écologiques et sociaux des dogmes pseudo-scientifiques qui guident le développement du libéralisme.

En ce sens, il n’a peut-être jamais été aussi difficile de faire admettre que la raison est un moteur critique infini contre les vérités provisoires, non pour abandonner l’idée de vérité, mais pour avancer dans le dépassement des erreurs antérieures. Comme le disait Deleuze bien après Pascal, on ne peut sortir de la raison qu’avec la raison. Tout mon livre est inspiré par cette exigence. Je tenais à ouvrir le livre avec Galilée, Maïmonide, Averroès et Spinoza, pourfendeurs de « vérités » dogmatiques des trois religions du Livre au bout d’une recherche sans fin de vérités rationnelles. Ce sont pour moi les fondateurs de l’idée moderne de laïcité.

La crise ne génère-t-elle pas en elle-même, son propre système de croyances irrationnelles¸ alors que les repères de la raison se brouillent ?

Oui, cela me paraît être le cas, même si ce processus ne peut être simplifié. Jamais le sort de chaque individu n’aura été aussi éloigné de son horizon personnel.

L’esclave face à son maître, le serf face à son seigneur, le prolétaire face à son patron, et même face à une classe sociale exploiteuse et répressive, tout cela se dissipe à l’intérieur d’un libéralisme mondialisé qui paraît agir sans personne aux manettes, avec une apparence de fatalité génératrice de fatalisme. Les formes de pensées révolutionnaires qui jadis structuraient les espérances collectives ont péri parce qu’elles se sont pétrifiées dans de nouveaux dogmes à leur tour oppressifs.

Sans perspective et sans socle de pensées nouvelles, on ne peut vivre dans la souffrance sans s’accrocher à d’autres croyances. Et si la raison est perçue au travers des méfaits des formes modernes de la production, alors toutes les régressions rationnelles sont possibles.

Toutes les enquêtes montrent que la France fait partie des pays qui résistent le mieux à cet effondrement de la raison. J’aime imaginer que cela est notamment dû à la place sans équivalent que l’on y réserve à l’enseignement philosophique dans le secondaire. Peut-être… En tout cas, cette démarche traverse tout ce livre.

Le rapport à la liberté fait partie de la structure de questionnement de l’ouvrage. L’incertitude actuelle est-elle aveu de faillite de la liberté ?

La liberté ne fera jamais faillite. Encore faut-il savoir ce que l’on entend par là. La liberté n’est pas l’absence de règles, mais l’établissement de règles qui assurent le bien commun, ou ce que l’on considère comme tel à un moment donné. Et la démocratie s’organise autour de cette démarche qui, contre les Vérités qui s’imposaient à tous au nom de Dieu ou de la nature, ne reconnaît de vérité que provisoire et définie par l’opinion majoritaire, qui bien entendu peut se tromper, comme y insistait Rousseau. Il y a cependant une crise de la démocratie représentative partout où elle a triomphé.

Si tous les peuples y voient à juste titre le meilleur moyen d’étendre les droits individuels, ils font aussi l’expérience douloureuse qu’en revanche la promesse d’une souveraineté populaire n’est pas tenue. L’idée même de « représentation » est un leurre : partout les citoyens voient bien que leurs « représentants » décident sans eux, voire contre eux, comme la France l’illustre de façon cynique.

L’alternative n’est pas entre la dictature et les démocraties telles qu’elles existent. Il n’est pas interdit de chercher à faire advenir des institutions qui permettent (comme en Suisse !) aux citoyens d’imposer leur volonté collective par le suffrage référendaire lorsqu’ils en ressentent le besoin.

Sans cela, l’idée même de démocratie risque de cesser de nourrir les espérances humaines, comme cela menace déjà : l’abstention massive d’un côté, les menaces autoritaires d’extrême droite d’un autre, les tentations d’action violente enfin, tout cela fait système et défie à la fois la liberté et la raison. J’ai voulu consacrer plusieurs chapitres à ces graves questions.

Le rapport à l’information pose problème à une époque où les réseaux sociaux organisent, ou selon désorganisent, notre relation aux faits. La philosophie peut-elle éclairer notre vision sur ce point ?

Je ne crois pas que la philosophie soit magiquement un remède à tous les maux et toutes les dérives, et ne pense pas qu’un philosophe soit exceptionnellement bien placé pour dire aux humains ce que doit être leur vie. En revanche, j’essaie de montrer à quel point, depuis vingt-cinq siècles, des philosophes ont pensé et vécu de façon assez profonde et universelle pour que chacun de nous y trouve de quoi mieux penser et mieux vivre. Accepter d’errer dans l’incertitude, non pour douter de tout (on voit les méfaits de ce scepticisme dogmatique face à la crise climatique comme face à celle qu’engendre la pandémie de covid 19, mais pour avancer dans la pensée critique, cela me semble une urgence face à certains délires des réseaux sociaux et plus généralement dans le contexte de l’essor de formes archaïques de pensée. J’ai choisi quelques épisodes de la vie de Socrate ou de Descartes, de Galilée ou Darwin, de Mandela et d’une pléiade de femmes philosophes effacées d’une histoire de la pensée écrite par des hommes, pour faire sentir la beauté et la souffrance de pensées nées de la vie elle-même, d’un combat contre les certitudes établies pour faire émerger des vérités nouvelles dans tous les domaines.

Nous avons le devoir de transmettre ce patrimoine pour que d’autres l’enrichissent. Jamais la philosophie n’aura été aussi essentielle face aux périls et aux possibilités émancipatrices.

Quel est votre sentiment quant à la pensée de nos contemporains. Sommes-nous en manque de Lumières ?

Non, pas vraiment. Il n’y a jamais eu autant de femmes et d’hommes philosophes, auteur(e)s, professeur(e)s, étudiant(e)s, élèves, amateurs et amatrices de tous horizons. Jamais autant de livres, de revues, d’émissions qui témoignent de la vitalité de la philosophie contemporaine.

Le problème, c’est que notre époque ne peut plus se satisfaire de penseurs qui dialoguent entre eux, au-dessus de peuples qui n’entrent pas activement dans ce dialogue. Si, j’essaie de le montrer dans chaque chapitre, tous les systèmes philosophiques s’enracinent dans la vie réelle, ils doivent s’incarner dans la vie réelle de la Cité pour avoir sens. « Rendre la philosophie populaire » : ce mot d’ordre de Denis Diderot est plus actuel que jamais.