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Jean-Louis Scaringella : « Grandes écoles, l’ENA n’a pas évolué suffisamment vite »

Jean-Louis Scaringella
18/10/2019



Jean-Louis Scaringella, actuellement avocat au Barreau de Paris, professeur émérite de ESCP Europe (Law, economics and social sciences) a été notamment directeur de HEC et de l'ESCP, également professeur associé à l’université Panthéon-Assas-Paris2.



La France place plusieurs grandes écoles parmi les meilleures mondiales. Vous avez dirigé plusieurs d’entre elles, diriez-vous « peut mieux faire ? »

Au cours des vingt dernières années, les grandes écoles françaises d’ingénieurs et de management se sont transformées de manière considérable et ont progressé au pas de charge. Et pour être équitables, n’oublions pas les progrès notables qu’ont aussi accomplis certaines universités avec des moyens beaucoup moins importants.
Pour ce qui concerne les grandes écoles de management, en trente ans, leurs effectifs ont triplé. (En 2018, il y a environ 6000 étudiants à l’ESSEC, 5000 à l’ESCP, 4500 à HEC).

Autrefois concentrées sur leurs programmes de grande école post classes préparatoires, elles ont développé toute une gamme de diplômes spécialisés pour répondre aux besoins des entreprises : MBA, executive MBA, masters spécialisés, bachelors et pour les meilleurs doctorats. Elles proposent aussi des programmes pour cadres et dirigeants en activité ayant besoin de se perfectionner tout au long de leur vie professionnelle.

Pour accompagner la mondialisation des économies, elles ont su prendre le virage de l’international en développant le recrutement de professeurs et d’étudiants étrangers. Il y a vingt-cinq ans, il y avait 6 % d’élèves non français à l’ESCP ; aujourd’hui ils sont 55 % et dans les MBA 75 % ! À l’ESSEC 40 % des élèves sont internationaux.
La Faculté de HEC compte 160 enseignants de 25 nationalités différentes.

Ceci est reflété dans les classements internationaux où brillent nos grandes écoles de management. En 2019, The Economist a classé ESCP Europe 4e mondiale pour ses masters in management et son programme grande école (MIM) est 1er mondial dans cette catégorie. En 2018, HEC, l’ESSEC et ESCP figurent dans les 5 premières du classement du Financial Times parmi 100 business schools mondiales.

Pour permettre de s’y retrouver dans un univers où les étudiants n’hésitent pas à faire leurs études dans un autre pays que le leur, des accréditations internationales se sont développées. Dans le domaine du management EQUIS (européenne), AACSB (américaine) et AMBA (britannique) font autorité et 16 écoles françaises accréditées par ces trois organismes ont obtenu « the triple crown » ! (Seules 1 % des écoles de gestion dans le monde possèdent cette distinction). Toutes ces écoles pratiquent des échanges d’étudiants et de professeurs avec leurs homologues à l’étranger et si je cite les chiffres des habituelles trois « premières » de nos écoles de gestion, il faut saluer les progrès de l’ensemble du dispositif, non seulement à Paris, mais en région.

La plupart des écoles ont choisi de créer des implantations à l’étranger par exemple l’ESSEC à Singapour et à Rabat ou l’INSEEC à San Francisco et à Shanghai. ESCP Europe a développé depuis 1999 un modèle original. École européenne, elle a créé des campus à Londres Berlin, Madrid, Turin et Varsovie qui s’ajoutent à son campus parisien fondé en 1819. Les étudiants de tous ses programmes doivent passer par ces campus pour acquérir une pratique du management multiculturel, sanctionnée par des diplômes nationaux reconnus dans les Etats d’implantation.

Avec leurs spécificités, nos écoles d’ingénieurs ont également connu des évolutions très positives, accompagnant et parfois précédant les mouvements de l’économie. Comme j’ai eu souvent l’occasion de l’écrire, les évolutions du monde de l’éducation sont concomitantes à celles de la société et notamment de l’industrie et du commerce. Les grandes écoles ont ainsi vu le jour avec la première révolution industrielle et la plupart ont su s’adapter aux mutations révolutionnaires de leur environnement depuis deux cents ans.

L’un des acquis majeurs des trente dernières années tient au développement dans les grandes écoles de corps professoraux permanents dont les missions sont de délivrer connaissances et compétences, mais aussi et surtout de produire du savoir. La recherche en gestion nourrit l’enseignement, mais aussi la réflexion des entreprises et l’innovation. Elle représente dans certaines écoles une part essentielle du plan de charge des professeurs et se traduit par publications et communications internationales.
La multiplication des centres de recherche et des chaires financés par des entreprises témoigne de la relation durable entre les entreprises et les écoles, point fort de celles-ci et de la pertinence des travaux de recherche qui doivent avoir une finalité opérationnelle.

Le tableau que je viens brièvement d’esquisser pourrait paraître idyllique… Gardons – nous de trop d’optimisme ! Rien n’est jamais acquis !

L’enseignement supérieur est devenu une industrie mondialisée et la concurrence est acharnée entre les établissements au niveau mondial. Pour garder leur place, nos écoles doivent sans cesse innover et investir.
Il s’agit d’attirer les meilleurs professeurs et de les garder, en leur donnant un environnement de travail de qualité et les moyens de conduire des travaux de recherche à l’échelle internationale. La concurrence est forte !

Il convient de faire profiter l’enseignement des avancées de la recherche et donc périodiquement revoir les objectifs, la structure et le contenu des formations. La tentation est forte de privilégier le corpus scientifique ou technique lié à la révolution du numérique. C’est indispensable. Mais il est également primordial de donner toute leur place aux « soft skills », au savoir-être dans l’univers mouvant marqué par « la destruction créatrice » bien pensée par Schumpeter et par le contexte multiculturel dans lequel évolue la génération Z.

Il faut aussi disposer d’infrastructures de qualité pour l’enseignement et la résidence des chercheurs et des étudiants. Un établissement d’enseignement c’est aussi une activité immobilière !
Disposer des ressources nécessaires au développement est donc devenue la mission première du conseil d’administration et du directeur général des écoles.
Des budgets qui tournent autour de 200 millions d’euros pour les écoles les plus puissantes, mais qui sont loin de ceux de leurs concurrents américains ou même chinois. Des budgets qui étaient autrefois abondés par les chambres de commerce et d’industrie qui sont obligées désormais de réduire ou supprimer leurs subventions. D’où l’impérieuse nécessité de développer des ressources propres !

Par l’augmentation des frais de scolarité : autrefois de quelques milliers d’euros, les frais des programmes « grandes écoles » de gestion approchent les 50 000 €. Et certains programmes pour dirigeants atteignent les 100 000 €… Il ne faudrait pas que les écoles soient inaccessibles aux étudiants brillants, mais n’ayant pas de quoi les payer ! Ce serait socialement injuste et appauvrissant pour la formation dans les écoles : celles-ci ne doivent pas être des ghettos, mais sont des univers où tous doivent se côtoyer, car l’on se forme efficacement dans la diversité du monde. Garantir l’ouverture sociale des écoles est primordial. Heureusement, les écoles donnent des bourses (parfois certaines redistribuent en bourses 25 % des frais de scolarité). Par ailleurs l’enseignement en alternance ou par l’apprentissage outre sa performance éducative certaine permet de faire financer une partie des études par des entreprises. Et les emprunts bancaires deviennent la règle, car la formation est un investissement rentable à terme et peut-être le meilleur pour un jeune à l’orée de sa vie !

Le développement des formations inter et intra entreprises apporte aussi des ressources importantes et assure la proximité des écoles et du marché.
Mais c’est bien sûr le « fund raising » qui est le levier de financement le plus important grâce à l’appui des réseaux d’anciens diplômés et des entreprises. Et là nos écoles ont un train de retard par rapport à leurs concurrents américains. La société française n’est pas habituée à faire des dons aux écoles même à celles qui ont permis de réussir dans sa vie professionnelle. Les écoles ont donc créé des fondations pour développer avec professionnalisme la culture du don : « rendre quand on a reçu »… Des résultats tangibles se constatent dans des fondations comme celles de Polytechnique, d’HEC, de l’ESCP etc. Mais il y a encore beaucoup à faire pour atteindre les montants collectés par Harvard ou Stanford et bien d’autres aux États-Unis où certains donateurs affectent jusqu’à 200 millions de dollars et en reconnaissance peuvent donner leur nom à un bâtiment ou même à une école.

Oui, nos grandes écoles françaises ont su s’adapter à la nouvelle donne et sont aujourd’hui des acteurs estimés dans une industrie éducative mondialisée. Mais rien n’est acquis. Non seulement elles doivent, mais elles peuvent encore mieux faire !
 
Quelle est votre position vis-à-vis de l’ENA et de la suppression d’un institut comme l’INHESJ ?

Les métiers de la haute fonction publique appellent une formation spécifique, car ils sont spécifiques ! Il leur faut donc disposer d’un établissement dédié.
Nombreuses furent les réflexions en ce sens dans les années 1930 pour pallier les défauts des concours de recrutement de chaque administration ayant tendance à privilégier l’entre soi.

C’est dans le but de professionnaliser les hauts cadres de la République et d’assurer la qualité de leur recrutement que le gouvernement provisoire du général De Gaulle a fondé l’ENA en 1945 et Michel Debré en fut le réalisateur.
Il est indéniable que cette école a joué un rôle majeur pour donner à la France une haute fonction publique de grande qualité qui a contribué à la reconstruction du pays après la 2e guerre mondiale et à la bonne tenue de son administration, reconnue dans le monde entier, comme en témoigne le grand nombre de stagiaires étrangers ayant suivi son cursus et à la brillante carrière dans leurs pays.
Les objectifs ayant conduit à sa création sont toujours pertinents : professionnaliser la haute fonction publique et lui assurer un recrutement démocratique et de qualité. Je suis donc partisan du maintien de l’ENA !

Mais la France de 2020 n’est plus celle de 1945 et le monde dans lequel elle baigne est totalement différent.
L’ENA n’a pas évolué suffisamment vite. Les écoles de gestion et d’ingénieurs ont su s’adapter plus rapidement au nouveau contexte.
Je préconise que l’ENA recrute sur concours uniquement des auditeurs ayant déjà au moins cinq ans d’expérience professionnelle, comme elle le fait avec ses 2e et 3e voies. Autrement dit que l’ENA devienne une école post -expérience à l’instar des MBA dans le domaine du management. Le concours devra faire une large place au profil personnel des candidats, à la compréhension de leur parcours et à la mesure tout autant de leur savoir que de leur savoir-être. Il s’agit de réunir des promotions diversifiées par l’âge, les origines sociales, les diplômes et les parcours professionnels antérieurs.

Un programme de formation ne négligeant pas naturellement le droit public et administratif, mais faisant une place large au management des hommes et des organisations et à la connaissance des modes de gestion publique en univers européen et international. Il faut que nos futurs hauts fonctionnaires, loin d’être des technocrates, soient des hommes et des femmes ouverts sur la société et sur le monde, ayant connu une vie professionnelle antérieure avec ses sujétions et ses difficultés.

Il est normal que ces auditeurs soient évalués de manière continue au long de leur formation afin de mesurer leur force de travail, leurs capacités spécifiques, leurs aptitudes et… leurs défauts. Un travail de recherche approfondi est sans doute souhaitable, assimilable à une « thèse professionnelle » et soutenu devant un jury indépendant. Je ne suis pas contre un classement final. Pourquoi avoir peur des classements alors que la vie professionnelle nous amène à être classés en permanence ? Je ne lierais pas cependant le choix des « grands corps » au seul classement final, mais préconise une sorte de procédure de recrutement, comme celles pratiquées pour les cadres dirigeants d’entreprises, avec une période probatoire de quelques années.

Bref, je suis délibérément en faveur d’une réforme profonde du recrutement et des programmes d’une ENA qui doit être conservée… quitte à changer de nom !

Je regrette la suppression annoncée de l’INHESJ.
Naturellement, je connais et comprends la nécessité de faire des économies afin de résorber le déficit considérable du budget de l’État. Mais le principe de faire tomber le couperet sur les structures dont les effectifs sont inférieurs à 100 m’apparaît trop automatique.

Les objectifs ayant conduit à sa création il y a près de trente ans sont encore plus valables aujourd’hui : préparer les acteurs de la société civile à connaître les politiques publiques de sécurité et de justice, et à se former à la gestion des risques et des crises.
Réunir des auditeurs venus de secteurs différents, mais tous concernés par la sécurité et la justice a assuré la légitimité de l’INHESJ, répondant ainsi au besoin d’échanges de haut niveau et en toute liberté sur des sujets concernant la société « civile » dans son ensemble. Notre pays a besoin de ces lieux privilégiés de rencontre et de brassage des différents acteurs concernés par un sujet commun.

J’espère donc que la suppression de l’INHESJ ne signifie pas l’abandon de ses missions. Pourquoi ne pas les confier à l’IHEDN qui sait faire travailler ensemble les acteurs de la société civile, les militaires et les fonctionnaires et dont le modèle en matière de défense globale a fait ses preuves de manière indiscutable ?
 
En quelques lignes claires pourriez-vous tracer pour nos lecteurs les liens entre domination économique et domination de la formation des élites ? Où en est la Chine sur ce point ?

Dans tous les pays, l’on trouve des systèmes de formation des élites que symbolisent des établissements bien identifiés.
Qui n’a pas entendu parler des « public schools » du Royaume-Uni, dont l’archétype est Eton College fondé au 15e siècle et où les jeunes Britanniques de bonne famille de 13 à 18 ans font leurs études « secondaires » ? Il existe d’autres écoles privées de ce type telles Rugby ou Harrow. Les élèves y sont regroupés dans des « maisons » et reçoivent une éducation basée sur le tutorat ; la vie des cercles et des clubs permet aux old etonians de nouer réseaux et relations qui perdureront toute leur vie. Naturellement, ils accèdent ensuite aux meilleures universités c’est-à-dire à Oxford et à Cambridge (par opposition aux plus populaires « red bricks universities ») et ils sont fléchés pour démarrer de belles carrières dans l’administration ou la finance.

En Allemagne, les corporations d’étudiants, héritières des corps de duellistes existent toujours, parallèlement aux universités, et développent des réseaux élitistes qui accompagnent leurs membres tout au long de leur vie professionnelle.

Aux États-Unis les universités de la Ivy League sont le creuset de formation des élites économiques et politiques. Et dans chaque université des « fraternities » ou « sororities » désignées par des lettres grecques regroupent des étudiants dans des maisons où se nouent des liens qui perdureront dans la vie professionnelle. À Yale, la société secrète Skull and Bones (Crâne et Os) est l’archétype du club de l’élite universitaire des USA dont firent partie nombre de présidents et de responsables prestigieux dans la politique, le droit ou les affaires.

Partout et de tout temps, l’élitisme dans l’éducation trouve toujours son prolongement naturel dans la domination économique. La France des grandes écoles, avec leurs efficaces associations d’anciens, n’échappe pas au phénomène et dans certains domaines mieux vaut passer par une université élitiste en médecine ou en droit pour bien démarrer sa carrière. Sans parler de l’ENA dont le classement de sortie conditionne l’accès aux  « grands corps » pour toute la vie à des jeunes gens de vingt-cinq ans.

En Chine, le constat est semblable et la sélectivité des meilleures universités qui donnent accès aux postes de hautes responsabilités y est encore plus rigoureuse avec la loi des grands nombres dans un pays de 1,5 milliards d’habitants. Chaque année a lieu un concours national d’entrée à l’université, le GAOKAO, auquel se présentent 10 millions de candidats pour 7 millions de places. En fonction de leur classement, ceux-ci pourront choisir les universités d’élite telles Fudan, Jiaotong ou Tsinghua. Et les grandes carrières se forgent le plus souvent dans ces universités de l’élite !

Est-ce à dire que les formations d’élite sont au service d’un déterminisme social cher à Pierre Bourdieu ?
Les sociétés qui visent le progrès ont besoin de forger les compétences de leurs futurs responsables. Elles ont besoin d’excellents ingénieurs, médecins, managers, administrateurs etc. C’est pour répondre aux besoins de la première révolution industrielle qu’ont été créés les Ponts, les Mines ou l’ESCP ! Et c’est d’autant plus vrai aujourd’hui dans un univers mondialisé où règne la guerre économique. Il faut donc évidemment investir massivement dans l’éducation, viser l’excellence pour éclairer un monde en perpétuelle mutation. Cela devrait être la priorité des budgets publics.

Il ne saurait donc être question pour moi de condamner l’élitisme dans le domaine éducatif. Il faut bien au contraire le rechercher !

Mais, il est vital que les formations d’élite soient ouvertes et accessibles aux élèves et étudiants de toutes les origines et de tous les milieux. D’abord parce que c’est socialement juste et donc nécessaire dans des sociétés démocratiques. Mais aussi parce que c’est efficace. Se former dans un entre soi endogamique est sclérosant et conduit au dépérissement. Un futur dirigeant ou un chercheur de valeur doit savoir être efficace dans un univers multiculturel et socialement diversifié. Sinon, comment comprendrait-il les besoins de ses clients, les attentes de ses collaborateurs et le fonctionnement de « la vraie vie » ? L’acquisition des « soft skills » est essentielle pour développer un savoir-être authentique, antithèse d’une technocratie justement décriée. Dans un amphi lorsqu’il se retourne un étudiant doit trouver un camarade venant d’un pays ou d’un milieu différent du sien. Le brassage est indispensable à l’éclosion des idées et à l’innovation, dès lors qu’il se fait entre esprits et cerveaux sélectionnés pour leurs qualités. Loin de moi l’idée de prôner une démocratisation au rabais…

Il est donc impératif de développer les systèmes de bourses de mérite pour que l’argent ne soit pas un frein à l’ascenseur social via la formation.
Mieux encore, il faut combattre l’autocensure qui sévit dans les milieux modestes ou pauvres orientant systématiquement les enfants vers les formations courtes et moins prestigieuses. Il ne faut plus entendre dire « les grandes écoles ce n’est pas pour nous » !

De nombreuses initiatives vont désormais en ce sens et il faut les multiplier. Les professeurs des écoles primaires ont un rôle essentiel à jouer pour détecter les talents et leur inculquer « qu’à cœur vaillant rien d’impossible ». Les nouveaux hussards de la République doivent être mobilisés pour repérer, encourager, orienter les jeunes et motiver leurs familles. Et il s’agit d’abord de les préparer mentalement et culturellement à ne pas craindre d’ouvrir les portes des établissements d’élite pour y faire prospérer leur personnalité et leur intelligence.
Le rapport qui vient d’être remis sur ce sujet à Mme Frédérique Vidal, ministre de l’Enseignement supérieur, par huit grandes écoles avance des idées très positives. Il faut augmenter les chances des jeunes de milieux modestes d’accéder aux formations d’élite. Il en va du maintien du lien social. Il en va du retour au sentiment de confiance et d’optimisme qui manque à la France et dont le rétablissement doit être au cœur des objectifs du président de la République.

C’est aussi une nécessité pour éviter une consanguinité sclérosante pour l’avènement de la nouvelle forme de croissance qu’appellent les difficultés actuelles.
 
Les « fake news » prolifèrent en Afrique et un peu partout dans le monde. Plus globalement, ne croyez-vous pas qu’une formation à l’information pour tous serait d’actualité ? Au sens étymologique une formation n’est-ce pas ce qui donne forme à l’esprit ?

Le premier objectif de l’enseignement doit être d’inculquer aux élèves et aux étudiants une méthode de travail et ceci de la maternelle au doctorat ! À tous les niveaux d’études, il faut apprendre à recueillir l’information pertinente, la jauger, l’évaluer, l’analyser et bâtir avec elle un raisonnement conduisant au diagnostic d’une situation et si possible à des préconisations. L’information valable est d’abord constituée de faits vérifiés et des analyses ou interprétations qu’en ont fait des témoins ou des experts. Des « sachants » et des « auteurs » dans le domaine du savoir ; des journalistes, pour ce qui concerne l’actualité.

Pendant longtemps, les bibliothèques ont été la source de l’information des chercheurs et les familles offraient aux jeunes des encyclopédies dont les meilleures apportaient une analyse critique des sujets traités. Les thèses doctorales dans tous les domaines comportent une revue critique de la « littérature » et citent les références bibliographiques. Quant aux organes de presse les plus sérieux, ils vérifient leurs sources…

L’internet et les réseaux sociaux sont à l’origine d’un bouleversement  dont nous commençons à peine à constater les effets. Le temps et les distances sont abolis. Un tweet posté à Singapour ou à Rio est lu et commenté instantanément partout, sans que les faits relatés puissent être contrôlés. Et des informations non vérifiées s’étendent et se logent dans les esprits d’autant que très vite d’autres sujets sont lancés avant que tout esprit critique ait pu s’exercer. Et c’est ainsi que telle ou telle personnalité se voit attribuer une maladie mortelle, qu’une épidémie ou qu’un remède miracle sont annoncés… Sans parler des fausses informations sur la vie privée des personnes qui peuvent ruiner les réputations et conduire à la mort sociale voire physique. Certains se servent des réseaux sociaux pour le meilleur, mais souvent le pire, dénigrant leurs adversaires en politique ou dans les affaires. Les « fake news » prolifèrent partout et pas seulement en Afrique même s’il est vrai que l’arrivée massive des smartphones et des applications dans des cultures où l’écrit n’avait pas connu le même essor qu’en Occident favorise le phénomène.

Ce sont naturellement les jeunes qui sont les plus en danger, mais la menace contamine la société tout entière si le laisser-faire s’installe. Ce serait l’écroulement d’un monde fondé sur les principes de rationalité recherchant le progrès par l’analyse de faits et de leurs interrelations. Je suis frappé par la mauvaise utilisation de moteurs de recherche aux algorithmes gardés secrets, les uns et les autres se précipitant sur les informations placées en premier pour forger leur opinion ou rédiger discours, articles ou dissertations !
Certes l’éthique et la déontologie doivent être plus rigoureusement imposées aux acteurs du net. Mais je ne voudrais pas qu’atteinte soit portée à la liberté d’expression et d’échange, dès lors qu’elles ne visent pas à nuire ou à corrompre.

Il est donc primordial de développer partout la capacité à vérifier la qualité des informations que l’on reçoit et à contrôler la fiabilité de leurs émetteurs. En vérité, il faut que le système éducatif forme l’esprit critique et inculque la valeur de l’indépendance du jugement, nécessaire à la vie professionnelle et personnelle et au bon usage du système démocratique. C’est bien sûr le rôle de l’école, mais aussi des familles : l’esprit critique n’est-il pas l’élément essentiel de l’éducation ?
 
Pour finir, si l’on considère que c’est la base même de nos démocraties qui est sapée, une éducation refondée, n’est-ce pas le point par lequel commencer la reconquête ?

Comme l’a fort bien dit Lincoln, « la démocratie c’est le gouvernement du peuple par le peuple et pour le peuple ».
L’article 2 de la constitution de 1958 reprend expressément cette belle définition. Et sa mise en œuvre est régie par un système représentatif dans lequel les élus du peuple exercent la souveraineté en son nom sur les plans local, régional, national et international. L’instauration du référendum apporte une touche de démocratie directe à notre dispositif fondé sur les représentants du peuple.

Il est vrai que l’on peut parler aujourd’hui d’une crise de l’exercice démocratique dans les pays qui ont la chance de vivre depuis longtemps dans des régimes de liberté et de droit, la démocratie restant un rêve pour ceux qui n’en bénéficient pas. Winston Churchill la qualifia d’ailleurs de « pire des régimes, à l’exception de tous les autres ».

Dans le système représentatif, la vie publique se forge dans les partis politiques, les associations, les syndicats et les corps intermédiaires. Je suis frappé par la chute de la participation des jeunes à ces instances de débat et de propositions et par leur forte abstention aux élections. La désaffection vis-à-vis des partis politiques est notoire. D’où la faiblesse de leurs propositions alors que le monde est en mutation profonde et rapide et a besoin d’idées nouvelles. Les élus formés et issus des partis, dont c’est le rôle, apparaissent distants et éloignés des préoccupations de la population ; à l’exception des maires, connus des administrés et prenant en charge leurs attentes concrètes de proximité.

Une certaine confusion entre les élus du peuple et la haute administration, taxée de technocratisme, exacerbe le problème. D’où des populations désabusées manquant d’optimisme et une crise de confiance larvée dans l’efficacité du système. Le mouvement des « gilets jaunes » en est une manifestation notamment de la part des habitants de la  « France périphérique » qui se sentent incompris, négligés et mal représentés.

Les jeunes puisent leurs informations sur internet, les réseaux sociaux ou les chaînes d’information en continu et négligent les médias écrits qui savent apporter recul et distanciation.
Le sensationnel, les « fake news » et le « zapping » ne permettent pas d’avoir le recul nécessaire et d’exercer un esprit critique indispensable au citoyen. Le culte de l’urgence et de l’immédiateté n’est pas compatible avec la maturation qu’exigent les problèmes complexes comme la survie de l’environnement et donc de l’humanité. Chacun veut tout et tout de suite. Les valeurs traditionnelles sont remplacées par la domination des exigences de nature matérialiste et économique.

Certains prônent plus de démocratie directe ; d’autres parlent de « cyber démocratie », fondée sur l’expression des citoyens sur les réseaux sociaux.
Clemenceau a déclaré : « dans les démocraties, chaque génération est un peuple nouveau ». J’aime beaucoup cette formule qui appelle à une régénérescence de nos pratiques du gouvernement du peuple par le peuple et requiert une réponse aux questionnements actuels.

Les problèmes sont d’ores et déjà posés et le débat public engagé. C’est un point positif.
Il est clair que l’enseignement et l’éducation ont un rôle essentiel à jouer pour préparer les jeunes à être des citoyens concernés, engagés et efficaces. La « vieille » instruction civique avait du bon… D’autres méthodes existent aujourd’hui avec le même but et il est primordial de les développer : faire connaître dès le primaire le fonctionnement de l’Etat, le système juridique et judiciaire, l’histoire de la France, du monde et des civilisations, en approfondissant ces notions tout au long des études. L’instauration du service national universel est une initiative en ce sens. Les médias ont aussi un rôle important à jouer. Sans oublier la famille, creuset du sens civique au quotidien.

Il faut en fait former à la citoyenneté !