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Dorie Clark : "L'avenir se joue à long terme !"

Bertrand Coty interview
14/12/2022





Dorie Clark  © Mark Thompson.
Dorie Clark © Mark Thompson.
Dorie Clark, votre dernier livre publié chez Pearson, « L’avenir se joue à long terme », est une véritable réponse aux défis de leadership de notre époque. Comment trouver les bonnes stratégies pour abolir la dictature du court terme et enfin réfléchir en termes d’objectifs de longs termes ?   

La bonne nouvelle, c’est que changer de perspective ne prend pas plus de temps : penser à long terme n’est pas plus chronophage que la réflexion à court terme. Il ne s’agit pas non plus de prendre un congé sabbatique ou de consacrer de longues plages horaires hebdomadaires à ces questions de stratégie.

Au contraire, penser dans la durée consiste à construire un prisme différent à travers lequel on observe le monde et à s’évertuer à renforcer sans cesse cette vision afin d’en faire une habitude, une philosophie de vie. En tant qu’êtres humains, nous recherchons naturellement une récompense immédiate.

Si je peux obtenir une avancée maintenant ou plus tard, pourquoi attendre ? Cependant nous devons comprendre que certaines évolutions ne se jouent que sur le long terme – développer ses compétences professionnelles ou des relations sociales riches de sens ou encore se lancer dans des projets ambitieux comme le changement climatique, par exemple.

Dès lors, il s’agit de ne pas perdre de vue nos ambitions fondamentales et de nous assurer que nos actes quotidiens sont en adéquation avec ces valeurs au fur et à mesure que nous progressons.

Notre environnement et notamment l’information continue, nous ramène sans cesse à l’instant présent. Faut-il se couper de l’extérieur pour se réouvrir au monde ?

Je ne pense pas que nous ayons besoin de nous couper complètement de l’actualité ou d’abandonner les réseaux sociaux, sauf bien sûr si nous en ressentons personnellement le besoin. De même que certains contrôlent parfaitement leur consommation d’alcool quand d’autres doivent s’abstenir. Il nous faut contextualiser l’information que nous ingurgitons.

Dans mon ouvrage, je cite notamment un humoriste américain d’il y a un siècle H. L. Mencken, qui aimait à dire en plaisantant qu’il fallait gagner 100 dollars de plus par an que son beau-frère pour réussir dans la vie. Les êtres humains se sont toujours comparés, jusqu’à l’obsession, pour se situer sur la voie du progrès et de l’accomplissement. Mais le problème c’est qu’aujourd’hui on ne se contente plus de se comparer avec son beau-frère : on se mesure au monde entier !

Cette pression considérable est délétère. Elle peut nous conduire à nous approprier les objectifs et préférences d’autrui sans même que nous nous interrogions sur leur bien-fondé à notre égard. Il faut que nous soyons capables de mener notre propre barque, en faisant de notre mieux, et ainsi tenter d’atteindre les objectifs personnels et professionnels qui nous sont chers parce qu’ils viennent du plus profond de notre être.

Quels sont les enjeux essentiels pour soi et pour l’entreprise de repenser le temps long  ?

Il ne fait aucun doute que les entreprises cotées sont gouvernées par des objectifs chiffrés trimestriels. Néanmoins, dans nombre de cas, ce principe vaut également pour des entreprises plus modestes et même pour les individus. Même si nous ne cherchons pas à satisfaire des investisseurs, il nous est difficile de faire fi de nos étalons personnels et nous nous évaluons souvent, que ce soit en positif ou en négatif, en fonction de la manière dont nous atteignons les objectifs temporels que nous nous assignons ou selon ce que nous faisons mieux que nos pairs.

 Le problème, c’est que la plupart des processus prennent plus de temps que nous le souhaiterions ou que nous ne l’imaginons, et si nous nous focalisons sur l’avancement attendu, il y a encore plus de chances que nous jetions l’éponge et que nous démissionnions face à la pression sociale.

Trop souvent les entreprises leaders finissent par enterrer des initiatives prometteuses, de même que les individus abandonnent de nouvelles expériences ou un cheminement personnel, qui pourraient porter leurs fruits si seulement elles s’en donnaient la peine.

Dans un entretien datant de 2011, Jeff Bezos affirmait au magazine Wired qu’il attribuait le succès d’Amazon au fait que l’entreprise soit prête à investir sur un cycle de 7 ans et à s’exposer à des pertes à la faveur de son développement quand la plupart de ses concurrents ne s’engageaient pas au-delà d’un plan trisannuel d’investissement. Amazon pouvait ainsi s’atteler à des innovations de plus grande ampleur susceptibles d’apporter un changement radical, ce qui fut le cas avec des créations telles Amazon Web Services et Amazon Prime. Nous devons exiger de nous-mêmes une patiente stratégique, laquelle pourrait devenir notre avantage compétitif.

Iriez-vous jusqu’à dire que repenser notre approche du temps est le facteur clé nécessaire à la sauvegarde de notre civilisation ? 

Il peut paraître présomptueux d’affirmer qu’il n’y a qu’une seule et unique façon de sauver notre civilisation. Mais je suis persuadée que repenser notre relation au temps est crucial. J’ai été invité en 2022 à intervenir devant les adhérents de la fondation Long Now à San Francisco – un organisme dédié à l’étude de la vie et de la civilisation sur 10 000 ans.

Curieusement, ils ont pensé à moi car nombreux étaient leurs membres qui se demandaient ce qu’ils pourraient faire tout de suite pour déclencher des évolutions positives au service de la civilisation. Bien que L’avenir se joue à long terme, ouvrage qui traite de la pensée dans la durée appliquée à nos vies et carrières, implique déjà de se projeter loin aux yeux de certains, cet horizon reste nettement plus atteignable comparé à une période de 10 000 ans !

Au final, la réussite émerge de notre capacité à bien gérer les récompenses différées et à accepter de faire des choix qui, sur le coup, peuvent sembler difficiles mais qui auront des répercussions positives sur le long terme et qui faciliteront nos vies.

Ce sont les mêmes principes qui jouent lorsque nous approfondissons nos connaissances ou notre formation dans l’espoir de faire avancer notre carrière ou d’être promus, mais aussi dans les problématiques sociétales, comme celles qui consistent à s’abstenir de toute pratique environnementale potentiellement dangereuses qui, bien qu’elles semblent efficaces aujourd’hui, pourraient se révéler délétères à l’arrivée. Ce cheminement revient à s’interroger sur la personne que nous souhaitons devenir et sur le monde dans lequel nous souhaitons vivre.
 

Consultante spécialisée en marketing et stratégie des entreprises et des marques, conférencière de renom, Dorie Clark enseigne les sciences de l’éducation dans divers établissements, dont l’université de Columbia. Rédactrice assidue de la Harvard Business Review, elle a été consacrée experte en transformation personnelle et conduite du changement par le New York Times. Elle a publié plusieurs best-sellers, notamment Reinventing You (Havard Business Review Press, 2013 ; Se Réinventer, Pearson, 2015), Entrepreneurial You (Harvard Business Review Press, 2017) et Stand Out (Portfolio-Penguin, 2015).