RSE Magazine
 
RSE Magazine
Accueil
Envoyer à un ami
Version imprimable
Partager

Dans l’enfer d’Adiyaman

Landry Richard
03/03/2023



Landry RICHARD, de retour de Turquie où il est intervenu avec son ONG French International Rescue Experts (FIRE) raconte cette mission et cette catastrophe dont l’ampleur dépasse tout ce qu’il a pu connaître en huit ans d’engagement humanitaire.



Difficile de trouver les mots pour décrire la situation en Turquie après le séisme, c’était l’enfer. Il faut imaginer une zone équivalente à celle entre Strasbourg et Paris, dans une dévastation totale. En arrivant, ce qui nous a le plus marqués était le décalage entre les besoins réels et les secours apportés. D’abord étonnés par ces colonnes de secouristes venus du monde entier, on s’est dit : on va être trop nombreux. Mais très vite on s’est rendu compte que si le monde entier avait envoyé cent fois plus de secouristes, tout le monde aurait été occupé. Il faut essayer d’imaginer que dans la ville d’Adiyaman, qui compte presque un million d’habitants, où nous intervenions, lorsqu’un immeuble de huit à dix étages s’écroule, cela nécessite plusieurs centaines de sauveteurs pour tenter de retrouver les victimes et les évacuer. À Adiyaman, ce sont les trois quarts des immeubles de la ville qui ont été endommagés. C’est inimaginable. Même si les premières évaluations ont décrit des besoins immenses, sur place, c’est un véritable carnage.
 
Là-bas, nous n’imaginions pas voir un jour ce que nous avons vu. Un spectacle horrible d’enchevêtrement de béton et de métal, des centaines, des milliers de morts, des familles qui sont là, dans le froid glacial à attendre de récupérer les corps de leurs proches, mais également ceux qui ont toujours l’espoir de retrouver des vivants. Dans la rue principale d’Adiyaman où mon équipe a été envoyée, le boulevard Atatürk est saturé par les services de secours. Les ambulances circulent toutes sirènes hurlantes et les secouristes du monde entier ont déjà installés leurs campements sur le terre-plein central. Nous sommes des centaines, des milliers peut-être. Dans un premier temps, nous nous sommes demandé si nous n’étions pas « trop ». Et puis la réalité nous a immédiatement rattrapés.

Dans l’enfer d’Adiyaman
Le chaos total, une ville dévastée. Des chantiers de recherche partout. C’est inimaginable. Des centaines et des centaines d’immeubles effondrés avec à chaque fois des victimes ensevelies. Les familles et les bénévoles attendent désespérément que des équipes de secours viennent les aider à effectuer des recherches. Nous comprenons immédiatement que s’il y avait eu dix ou cent fois plus de secouristes, tout le monde aurait eu du travail, et plus de vies auraient pu être sauvées. Nous sommes en enfer. Pour chacun de ces immeubles effondrés, ce sont des centaines de personnes qui sont nécessaires, des moyens, des outils, du matériel d’écoute et de recherche. AFAD, la sécurité civile turque nous demande de nous rendre au « 227 Atatürk Blv. Yanyolu ». Nous n’avons pas d’autre indication, nous ne savons pas pour quelle raison alors je m’y rends avec un de nos médecins turcophones. Sur place, nous pouvons voir que quatre immeubles se sont effondrés les uns sur les autres dans un enchevêtrement complètement anarchique. Il n’y a aucun secouriste professionnel sur ce chantier, uniquement quelques militaires en uniforme et des centaines de civils qui creusent désespérément. Je me rends auprès des militaires pour demander qui est le chef. Nous sommes conduits auprès d’un jeune soldat totalement dépassé par les événements. Un jeune caporal qui est là avec une section de huit militaires venus volontairement apporter leur aide. La désorganisation est totale, personne ne dirige, chacun fait ce qu’il peut. Le militaire nous informe que 14 personnes ont déjà été sorties vivantes de cet endroit depuis 3 jours. Mais que des dizaines de personnes manquent encore à l’appel. Il nous demande si nous disposons d’un matériel d’écoute, malheureusement nous n’en avons pas. Nous avons bien tenté d’en emprunter un, un ASB8 mis au rebut avant notre départ, mais celui-ci nous a été refusé.
 
Je demande à Ralph, mon adjoint, de prendre la direction des opérations, de manager ce chantier de recherche où trois personnes vivantes sont potentiellement ensevelies. Nous avons des localisations peu précises, mais nos spécialistes en sauvetage et déblaiement vont pouvoir apporter leur expertise. J’envoie une autre équipe chercher un matériel d’écoute auprès des autres équipes de secours. Les Algériens, les Coréens, les Bengalis, toutes ces grandes équipes qui malheureusement sont occupées ailleurs et utilisent leur matériel. Nous ne réussirons pas à nous faire prêter ce matériel. Deux jours passés à chercher pour finalement découvrir les corps sans vie de ces malheureux, pris par ce drame dans leur sommeil. Deux de nos médecins sont allés spontanément apporter du renfort aux urgences du « Gözde Hospital » situées à quelques mètres de là. La moitié des médecins de cet hôpital sont morts pendant le tremblement de terre et pour l’autre moitié, ils sont partis aider leur famille, pour les soigner ou les sortir des décombres. Notre équipe va sauver des vies dans ce service.
 
Devant nous, des dizaines et des dizaines de corps vont être extraits des décombres, nos médecins ne pouvant que constater les décès. Notre mission de recherche s’arrêtera ici pour laisser place à notre autre ambition, celle de monter un petit hôpital de campagne. Nous disposons d’une tonne de médicaments et de matériels permettant d’effectuer tous les gestes nécessaires au soin des victimes jusqu’à la réanimation. Une équipe composée d’un médecin d’une infirmière et de deux pompiers reste dans cet hôpital que nous créons dans l’école TOBB YAVUZ SELIM restée debout. Le directeur nous invite à nous y installer. Il est lui-même très éprouvé par le drame, 117 enfants de cette école sont morts pendant le séisme.

Dans l’enfer d’Adiyaman
Une autre équipe constituée d’un médecin, d’une infirmière et d’un pompier reste sur les sites de recherche et de déblaiement pour soigner les familles et aider les sauveteurs qui se blessent et s’attellent sans relâche depuis maintenant quatre jours à constater les décès afin de ne pas les confondre avec des hypothermies. Sur le même format, une troisième équipe parcourt les villages autour d’Adiyaman. Les gens de la ville ont fui vers ces villages de périphérie qui ont étonnamment résisté au séisme laissant les populations sans ressources passer de trente à parfois trois cents habitants.
 
Il y a beaucoup de blessés dans ces villages, beaucoup de plaies et de fractures liées au séisme, mais également beaucoup de personnes victimes du chaos et de l’effondrement d’un système. Il n’y a plus de médecine générale, plus d’urgence pour ceux qui attendaient des soins. Les diabétiques, les personnes cardiaques et tous les autres, ceux qui ne veulent pas se plaindre ou ne veulent pas encombrer ce qui reste du système de soin. Dans un de ces villages, nous rencontrons un couple qui se présente à nous. Ils sont d’Adiyaman et sont venus se réfugier ici. Ils ne sont pas malades ni blessés, mais c’est comme si leurs âmes avaient quitté leurs corps. Des morts-vivants. Ils viennent nous raconter leur histoire.
 
Quand la terre a tremblé à 4 h 17, ce couple a réussi à s’extraire par eux même des décombres de leur immeuble avec leur fils de cinq ans. Mais il y avait une absente à l’appel. Cette nuit glaciale l’inquiétude a fait oublier à ces parents qu’ils étaient en tenue de nuit sous la neige, pieds nus sur les décombres, hébétés, comprenant que leur petite fille de neuf ans avait disparu. Ils ont cherché, gratté le béton et quelques minutes plus tard ont entendu la voix de leur fille, comme celle d’un ange qui viendrait chanter sur l’enfer. Elle est saine et sauve, coincée en profondeur dans une poche de survie. Un véritable miracle !
Ils nous racontent qu’ils se sont relayés pendant des heures pour dresser une bâche dans le but d’éviter que le ruissellement de l’eau ne puisse atteindre leur fille déjà prise par le froid. Elle ne faisait que parler. Elle parlait, elle parlait, elle parlait, nous racontent ses parents, elle ne s’arrêtait pas de parler ! Mais pendant deux jours, rien ni personne n’est venu les aider. Aucune équipe de secours. Seulement des membres de la famille, sans matériel capable de percer le béton. Impossible de sortir cette petite prisonnière de sa bulle de protection bien fragile. L’attente a été pour eux interminable, mais ils avaient la chance de pouvoir constamment parler à leur petite princesse. Et puis une équipe de volontaires est arrivée. Des hommes de bonne volonté venus avec des outils et du petit matériel de chantier. Ces hommes ont commencé à creuser sous la dalle de plusieurs tonnes, tombée à l’oblique pour dégager un passage vers la cavité où la petite fille était emprisonnée. Faisant leur possible, faisant de leur mieux dans ce chaos général. Guidés par les paroles de la petite fille, ils ont creusé, creusé et sans prévenir, la dalle oblige est tombé comme une masse dans un immense fracas. En creusant, sans savoir, sans technique, ils ont déstabilisé l’édifice.
 
Les parents n’ont plus jamais entendu la voix de leur petite princesse. Son corps sans vie a été sorti des décombres quelques heures plus tard.

En revenant à Adiyaman c’est un homme seul que nous rencontrons devant un immeuble écroulé. Il nous raconte que cette nuit-là, il a été pris d’une envie d’aller aux toilettes. Il s’est levé, vers quatre heures du matin et après avoir fait ce qu’il avait à faire, il est allé fumer une cigarette sur le balcon de son immeuble. Il nous explique que lorsque la terre a commencé à trembler il a vu devant lui l’immeuble cédé comme un château de cartes et les dalles s’empiler les unes sur les autres. Il avait compris que sa femme, ses trois enfants et sa mère ne s’en sortiraient pas. Tout le monde était mort sur le coup, écrasé par les tonnes de béton. Il nous a raconté sa culpabilité, son incompréhension. Il n’aurait pas voulu survivre et partir avec sa famille. Devant l’immense tas de pierres, il nous dit que les corps sont toujours là, que sa belle-famille arrive d’Ankara pour récupérer les corps. Ils lui reprochent d’avoir marié leur fille et de l’avoir emmené dans cet immeuble qui n’a pas tenu le coup. Sa culpabilité est double, celle d’avoir perdu sa famille et celle d’être toujours en vie.
 
Même si sur les sites où nous sommes intervenus ce ne sont que des victimes décédées qui ont été sorties des décombres, nos médecins, notre équipe a sauvé quelques vies. C’est donc difficile de retenir quelque chose de positif dans la mesure où nous sommes tous victimes de ce syndrome que nous connaissons bien, nous ne sommes pas à notre place ici, nous voudrions en faire encore, en faire plus. 
 
Je vais aussi garder en moi le souvenir d’un vieil homme qui nous a avoué nous avoir vus toute sa vie comme des impurs et des mécréants. « Je vous ai détesté toute ma vie, nous a-t-il déclaré, et je vous vois nous soigner, décharger des camions humanitaires, faire rire nos enfants et aujourd’hui je vous aime. C’est une leçon d’Allah, nous ne nous aimions pas assez les uns les autres ».

Chaque expérience est différente, ne serait-ce que par la différence de culture, du Népal à Haïti en passant par l’Équateur, d’un spectacle de résilience au risque de nous faire kidnapper, je retiens du peuple turc une incroyable force. Une générosité sans pareil et une capacité à s’entraider que je n’avais jamais vu dans ma vie. Tout était fait pour faciliter le travail des sauveteurs, des gens sont venus de tout le pays pour faire à manger dans la rue, apporter des outils, du matériel. Turkish Airline a offert ses vols gratuitement aux sauveteurs, sans restriction sur le matériel que nous emportions, là encore du jamais vu. Cette entraide et cette solidarité ont sauvé des vies.
 
Désormais Istanbul tremble de peur de subir le même sort que le sud du pays. Si Byzance tremblait, ce seraient des millions de morts qu’il faudrait craindre. Avec mon ONG, nous sommes déjà dans le temps de l’après. Nous mettons en place un grand projet d’achat et de fourniture de matériel de recherche au profit d’une ONG turque avec qui nous avons fraternisé. Un cycle de formations à la recherche et au sauvetage va également être défini dans l’année.


 

Landry Richard, déjà auteur de "Dans la tête de ceux qui nous protègent " et "Népal 2015 " sortira bientôt son nouvel ouvrage "Au-delà des risques" chez VA Éditions. 

 





Nouveau commentaire :
Facebook Twitter