Réchauffement climatique : le prix de l'inconséquence

La Rédaction
09/05/2014


Le dernier rapport du Giec sur le réchauffement climatique a souligné une fois encore l'urgence d'une problématique planétaire, nécessitant des actions correctives immédiates. Conférences sur le climat et grand-messes environnementales continuent pourtant invariablement, dans l'indifférence générale, de repousser aux calendes grecques toutes mesures significatives, sous l'éternelle prétexte de ne pas entraver la sortie de crise mondiale. Eddy Fougier, politologue spécialiste de la mondialisation et de l'altermondialisme, chercheur associé à l'IRIS, revient pour RSE Magazine sur les principaux enjeux d'une question qui risque de finir par s'imposer de force dans les agendas internationaux.



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Y-a-il encore débat autour de la notion de réchauffement climatique ?

Eddy Fougier : En dehors du point de vue de quelques climato-sceptiques, dont certains sont des figures médiatiques bien connues (on peut penser à quelqu’un comme Claude Allègre en France), il n’y a plus vraiment de débat sur la réalité même du changement climatique. Il existe, en effet, un consensus scientifique quasi unanime sur au moins trois points en lien avec ce sujet. Le premier est la prise de conscience générale d’une augmentation significative des températures à la surface du globe et des océans depuis quelques années avec des records de températures battus durant les années 2000-2010. Le second est le lien qui est établi entre ce réchauffement et la concentration de gaz à effet de serre dans l’atmosphère. Enfin, le troisième est le fait que cette concentration, notamment de CO2, est principalement liée aux activités humaines, les émissions de CO2 étant d’abord le résultat de la combustion d’énergies fossiles. En revanche, les scientifiques ne s’accordent pas sur l’intensité du changement climatique et sur la période à partir de laquelle celui-ci devrait produire ses effets de façon tangible et significative.

Pourquoi dans ce cas y-a-t-il encore autant de débats sur la question ?

Ce qui est clair, c’est qu’aujourd’hui, il n’existe pas de consensus sur la façon de répondre aux défis posés par ce dérèglement du climat. On le voit bien dans le cadre des négociations internationales sur le sujet où les Etats campent sur leurs positions et semblent plus ou moins se renvoyer la balle, dans un contexte économique d’ensemble où la priorité est de privilégier la croissance plutôt que de lutter contre le changement climatique. Et au bout du compte, de nombreux Etats sont tentés par une sorte de position de « passager clandestin ». Ils veulent bénéficier des efforts effectués par les autres, sans eux-mêmes à avoir à s’acquitter d’un quelconque coût pour leur propre économie.

Quels sont alors les pistes pour de futures solutions ?

Sur l’attitude à adopter, il existe aussi un vif débat entre le point de vue écologiste et de ceux que l’on peut appeler les « technoptimistes ». Les premiers estiment que, face aux défis représentés par le réchauffement de la planète, on doit changer totalement de mode de vie, de consommation et de production en privilégiant notamment la décroissance. Tandis que les seconds, eux, estiment que l’ingéniosité humaine et les technologies devraient malgré tout nous permettre de nous en sortir. La question-clef en la matière est que, jusqu’à présent, le développement économique a été intrinsèquement lié à la combustion d’énergies fossiles et donc à l’émission de gaz à effet de serre. Les écologistes tendent donc à nous dire : brisons cette dynamique de développement au profit d’une autre forme de développement. Les technoptimistes, quant à eux, font le pari que l’on peut toujours envisager un développement économique, mais en nous appuyant sur des technologies « propres » qui recourent à une moindre combustion d’énergies fossiles. C’est toute la problématique de l’économie et de la croissance vertes.

Comment va-t-on réussir à concilier croissance, même verte, et écologie ? N’y-a-t-il pas une opposition irréductible entre les deux ?

Ce sujet délicat soulève au moins deux questions fondamentales. La première est la difficulté de prendre une décision, qui est susceptible d’entraîner des coûts économiques importants à court et moyen termes, alors que les effets tangibles du changement climatique ne se font pas encore pleinement sentir, du moins en Europe. Or, en la matière, le risque est que les décisions ne soient prises qu’à partir du moment où l’on aura des effets tangibles du changement climatique, en particulier dans les pays industrialisés, par exemple dans des zones particulièrement exposées comme en Camargue ou à Venise. Or, à ce moment-là, cela risque d’être trop tard pour prendre des mesures préventives efficaces.

La seconde question concerne la façon de gérer efficacement ce défi majeur pour la planète et pour l’humanité. A mon avis, il y a deux travers à éviter. Le premier est de cultiver un pessimisme noir en considérant que « c’est foutu ! ». Si l’on considère que, de toute façon, il n’y a plus rien à faire, on risque au contraire d’accélérer la concrétisation du risque puisque les gens risquent alors de ne plus chercher à faire les efforts qui sont nécessaires. Le second travers à éviter c’est la culpabilisation collective. On peut reprocher, en effet, à certains écologistes de vouloir culpabiliser la population et ses dirigeants un peu comme si l’on devait expier une faute collective, qui serait celle du développement industriel. Là aussi, ce n’est pas la bonne approche si l’on veut se donner tous les moyens pour pouvoir lutter efficacement contre le changement climatique.

Comment inciter les gouvernements, les acteurs économiques, les simples citoyens à changer de comportement, en clair à faire en sorte d’émettre moins de gaz à effet de serre ?

Rien n’est moins facile. Faire peur et culpabiliser en disant qu’il va falloir renoncer à notre mode de vie et à notre confort ne me semble pas très efficace. Contraindre par la loi et/ou par la fiscalité peut s’avérer nécessaire, mais si cela se rajoute à une sur-règlementation et à une fiscalité déjà élevée, ce ne sera pas très efficace non plus, comme on a pu le voir récemment en France autour de l’affaire de l’écotaxe. S’en tenir aux mécanismes de marché en estimant que le meilleur moyen pour les acteurs de changer de comportement est qu’ils prennent conscience qu’il est de leur intérêt économique de le faire, par exemple en leur permettant de réduire leurs coûts, et même qu’ils peuvent gagner de l’argent dans ce domaine, cela peut être une solution, mais qui pourrait ne pas s’avérer suffisante. Il faudra donc certainement privilégier une sorte de mix entre la carotte et le bâton, entre la culpabilisation et l’incitation.

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A-t-on déjà « chiffré » le prix de l’inaction ?

Oui, cela a été notamment fait en 2006 par l’économiste Nicholas Stern dans un rapport plutôt alarmiste sur l’impact du changement climatique pour l’économie mondiale qui a eu un grand retentissement. Celui-ci démontrait qu’en cas de non réaction, les coûts pour l’économie mondiale seraient équivalents à une perte annuelle du PIB mondial d’au moins 5 %, soit l’équivalent de l’impact d’une guerre mondiale ou de la dépression économique des années 1930. Or, le défi représenté par le réchauffement climatique pour l’économie mondiale sera d’autant plus important qu’il devrait se combiner à d’autres défis : ceux de la croissance de la population mondiale de quelque 2,5 milliards d’ici 2050, de l’urbanisation massive dans le monde, et de la montée des classes moyennes dans les pays émergents, qui aspirent à se procurer une automobile, à voyager, notamment en avion, et à manger de plus en plus de viande, soit autant de facteurs supplémentaires d’émissions de gaz à effet de serre.

Ces derniers éléments représentent une excellente nouvelle pour l’économie mondiale, mais potentiellement une mauvaise nouvelle pour le climat. Comment combiner les deux, cela devrait être l’une des questions-clefs du XXIe siècle. Proposer aux populations qui sortent massivement de la pauvreté un modèle de « décroissance » ne semble pas être très approprié, tandis que leur quête d’un mode de vie à l’occidentale, c’est-à-dire d’un mode de vie contribuant à émettre beaucoup de CO2, ne paraît pas soutenable à terme. En clair, inciter les classes moyennes chinoises ou indiennes à renoncer à l’automobile ne semble pas crédible, tout comme il ne paraît pas très raisonnable que plus d’un milliard de Chinois et d’Indiens roulent en SUV. Il en est de même pour la consommation de bœuf. Y renoncer totalement pour des raisons environnementales ne paraît pas envisageable, mais si les Chinois ou les Indiens en consomment comme les Américains, cela risque de poser quelques problèmes. Il faudra donc trouver une troisième voie entre d’une part le mode de vie occidental tel qu’il existe aujourd’hui, et auquel aspirent ces classes moyennes, et d’autre part un modèle économique de décroissance tel qu’il est prôné par de nombreux écologistes. Cette troisième voie pourrait passer par exemple par l’utilisation de plus en plus massive de véhicules électriques, le recourt à une plus grande consommation d’insectes dont la valeur en protéines est aussi élevée que la viande de bœuf, etc.

Quel serait d’ailleurs l’impact du réchauffement climatique sur l’agriculture ?

Cet impact se fait d’ores et déjà sentir. Le Giec, dans un rapport publié en mars dernier, a indiqué que le réchauffement de la planète avait déjà un impact négatif sur les rendements agricoles, en particulier de blé et de maïs dans plusieurs régions, et qu’il s’était aussi traduit par une flambée des prix des denrées alimentaires suite à des phénomènes climatiques extrêmes dans des régions productrices. On peut penser de ce point de vue à un épisode récent qui est lié à la vague de chaleur exceptionnelle, et aux incendies non moins exceptionnels, qui se sont produits en Russie, en Ukraine et au Kazakhstan durant l’été 2010. Ces pays ont alors connu de mauvaises récoltes de blé qui ont provoqué une hausse importante des prix sur les marchés internationaux. Cet épisode caniculaire serait-il lié au changement climatique ? Cela semble être difficile à dire dans l’état actuel des choses. Néanmoins, il est intéressant de noter qu’un rapport publié en 2013 par l’Organisation météorologique mondiale (OMM) indiquait que la probabilité que des phénomènes comme les canicules que l’Europe a connu durant les années 2000, notamment en Russie et en Ukraine, s’est sans doute nettement accrue en raison de la hausse généralisée des températures, puisque ce même rapport indiquait que cette décennie avait été la plus chaude de l’histoire.

Les tensions sur les produits agricoles pourraient produire des effets en cascades ?

Des experts d’un centre de recherche américain sont allés jusqu’à considérer que la multiplication des mouvements protestataires dans le monde depuis la fin de l’année 2010, avec en particulier les révoltes dans le monde arabe, serait principalement liée à cette évolution des prix des denrées alimentaires. Ils ont même identifié un seuil à partir duquel la probabilité que des émeutes se produisent est élevée. Or, si l’on estime que ces prix élevés sont en grande partie liés aux effets du changement climatique, on peut en conclure, au moins de façon prudente, que l’évolution du climat n’est pas sans rapport avec les mouvements de protestation que l’on a connus ces dernières années, notamment dans le monde arabe.

Le cas syrien me paraît très intéressant de ce point de vue. La Syrie a, en effet, connu une sécheresse sans précédent durant les années 2000. Si, auparavant, la sécheresse durait une seule saison, là, elle a duré jusqu’à quatre saisons consécutives. Celle-ci a eu donc des conséquences dramatiques pour le secteur agricole. Des centaines de milliers de paysans ont été contraints de quitter leur terre. Ceux-ci se sont alors réfugiés dans les principales villes du pays en reprochant aux autorités d’avoir très mal géré cette situation. On peut même considérer que le déclenchement du conflit que le pays connaît depuis mars 2011 n’est pas sans lien avec cette sécheresse puisque la ville où tout a commencé, Deraa, a connu cinq années de sécheresse et de pénuries d’eau avant le conflit et abritait alors près de 200 000 migrants en provenance des campagnes pour une ville de moins de 80 000 habitants. Or, nombre d’observateurs estiment que cette sécheresse historique en Syrie, sa durée et son intensité ne peuvent pas être uniquement liées à des phénomènes naturels, à la variabilité naturelle du climat et donc qu’elle aurait été provoquée en grande partie par le changement climatique. On peut donc estimer que le réchauffement climatique a aussi vraisemblablement joué un rôle non négligeable dans le déclenchement du conflit syrien.

D’autres secteurs seraient-ils touchés ?

Oui, on peut penser notamment au tourisme, un secteur-clef de l’économie française, car celui-ci, à l’instar du secteur agricole, est particulièrement sensible au climat.

On estime généralement, en effet, que les principales motivations du touriste sont le climat, d’où l’attrait des « pays chauds », la beauté de l’environnement naturel et la sécurité personnelle. Or, il est évident que le changement climatique devrait affecter ces trois dimensions avec, premièrement, une augmentation plus ou moins importante des températures à venir, notamment dans les régions touristiques actuelles (on peut penser notamment à la région méditerranéenne), deuxièmement, une modification des paysages, liée à la sécheresse, aux incendies, à l’érosion du littoral, etc., et troisièmement, une dégradation prévisible des conditions de sécurité compte tenu de l’accroissement des phénomènes climatiques extrêmes (cyclones, inondations, avalanches, incendies, etc.).

Parallèlement, les classes moyennes dans les pays émergents aspirent à voyager et à découvrir le monde, ce qui pourrait conduire à un doublement, voire à un triplement du nombre de touristes internationaux dans les décennies à venir. On devrait par conséquent assister à une importante mutation du tourisme : des lieux touristiques (en France, par exemple, la Bretagne et la Normandie pourraient devenir plus attractives durant l’été que la Côte d’Azur), de la saisonnalité (les températures devraient être plus clémentes hors saison et l’été pourrait devenir suffocant dans certaines régions) ou des flux touristiques (les touristes qui se déplacent massivement d’Europe du Nord vers la Méditerranée pourraient rester davantage chez eux à partir du moment où les températures y seraient plus agréables l’été et où celles de la région méditerranéenne pourraient devenir difficilement supportables).
On peut aussi estimer qu’une partie du tourisme tel qu’il existe aujourd’hui (déplacements en avion long courrier, ski, etc.), qui relevait de pratiques élitistes dans les années 1950, pourraient redevenir élitiste dans les années à venir étant donné l’impact en termes d’émissions de gaz à effet de serre du transport aérien, qui pourrait devenir bien plus coûteux, et de la raréfaction de la neige et donc des stations de ski.


Eddy Fougier est politologue, chercheur associé à l'Institut de relations internationales et stratégiques (Iris) et chroniqueur régulier pour le site wikiagri.fr. Il enseigne notamment à Sciences Po Aix-en-Provence, à Audencia Nantes, à l'Institut supérieur de formation au journalisme (ISFJ) et à l'Université internationale de Casablanca (UIC). Il est l'auteur de plusieurs ouvrages, dont Fiches d'actualité et de culture générale (Ellipses, 2014).