Les vérités alternatives : un caillou dans la chaussure RSE ?

Sébastien Bolle
18/12/2023


Situation mondiale plus que complexe, records de chaleur battus à la chaîne, une COP 28 sous le signe du pétrole et des lobbyistes, une nano-guerre interministérielle sur la décroissance versus une croissance verte (1), 2023 se termine sur les chapeaux de roue.



Image Ariane Fauchille
Dans cette période particulière, une sensation devient de davantage palpable. Les images, les opinions, les visions sont de plus en plus clivantes, pour ne pas dire violentes. Ces dernières amènent en même temps à un pessimisme de masse, une éco anxiété pathogène.

Au moment où l’humanité n’a jamais autant eu besoin de regarder les choses en face, défier les vérités scientifiques et les données métriques de la nature devient un sport olympique pour une catégorie de la population. Nous nous retrouvons ainsi devant un ‘métaverse’ de désinformations, de diffusion de vérités dites ‘alternatives’ : Terre plate, températures qui ont toujours bougé à cette échelle depuis des millénaires, croissance financière infinie possible dans un monde fini, perte de biodiversité normale n’en sont que le haut de l’iceberg.

Mais comment en sommes-nous arrivés là ? Quels mécanismes peuvent venir jouer dans le cerveau collectif et empêcher ce déclenchement du passage à l’action tant attendu ? Comment fonctionnent les engrenages de cette fabrique du mensonge ? (2)
 
Semeur de doute, un métier d’avenir ?
Pierre Henri Guyon, biologiste et professeur au Muséum National d’Histoire Naturelle, a travaillé sur la perte sans précédent de la biodiversité et surtout sur la non prise de conscience des données scientifiques (3). Après quelques recherches et fils tirés dans l’histoire contemporaine, il détecte une piste majeure et retrace son chemin.

15 décembre 1953 à l’hôtel Plaza de New York city, les grands patrons de l’industrie du tabac rencontrent John Hill. John est spécialiste dans le métier de ‘public relations’, ce qu’on appelle aujourd’hui ‘ l’ingénierie sociale’. Ce grand architecte de la maitrise des informations et de la communication propose à cette industrie, qui commence à être attaquée pour son impact sur la santé, de créer une controverse scientifique majeure. Nier les effets négatifs des 93 produits toxiques composant leurs produits ne suffira pas aux cigaretiers pour atteindre leurs objectifs : Il faut semer le doute…

Le plan qui en découle, dénommé ‘manteau blanc’, fonctionne bien, et même très bien. Payer des personnes clés des médias et du monde scientifique pour regarder ailleurs, puis dévier une conclusion scientifique ont permis au marché du tabac de tenir presque 60 ans avant d’être pointé mondialement du doigt pour ses effets néfastes sur la santé.

Dans la période qui a suivi, les industries de l’amiante, des pesticides, ou encore de l’automobile se sont engouffrées dans le modèle. Cette technique est même devenue une science et porte le doux nom de ‘agnotologie’.  Elle est décrite comme l’étude de la production culturelle de l’ignorance et du doute (4). Tout un programme…
 
Quand déni rime avec folie.
Encore plus perturbant que le doute sur un fait, le déni vient générer son lot d’effets secondaires. Cette première étape dans la courbe du deuil et du processus du changement vient se traduire ici par un phénomène qui a pu amuser certains en repas de famille : le combat globiste contre les platistes.  Autant que la première catégorie valide le principe que la Terre est une sphère, la deuxième est convaincue que notre planète est …plate.
Chassés aux oubliettes les principes d’Eratosthène, Galilée, et Copernic, la photo de Blue marble lors de l’expédition Apollo 17, les 245 000 photos de Thomas Pesquet à bord de l’ISS et même la visualisation en quasi live de notre planète bleue tournant sur elle-même via le projet français Blue Turn (5) de Jean Pierre Goux, la terre n’est peut-être pas ronde : le platiste n’a jamais vu la courbure de la terre de ses yeux.
L’hexagone compte 10% de platistes, et même 16 % chez les 18-24 ans selon un sondage Ifop de janvier 2023 par la fondation Jean Jaures (6). Dans les réponses de 2003 personnes âgées de 11 à 24 ans, 41% des jeunes pensent qu’un influenceur ayant un grand nombre d’abonné, sur Tik Tok devient une source d’information fiable. Est-ce qu’un mensonge propagé en masse devient une vérité ? Telle pourrait être la question qui en découle.
Les deux seules questions dans lesquelles la jeunesse est moins pire que les séniors : « Manger bio ne sert à rien » : 30% contre 36% pour nos aïeux. Et enfin, « le réchauffement climatique est avant tout un phénomène naturel contre lequel on ne peut rien faire », 29% chez les jeunes contre 35% sur la deuxième catégorie. On n’est pas sortis de l’aubergine, comme on dit chez les végés !
 
La peinture verte ne suffira pas.
La gravité de cette situation de déni, de mise en doute des fondamentaux, de détournement des règles de la nature, vient s’ajouter aux difficultés dans un moment déterminant.  La bougie du temps disponible pour le passage à l’action fond comme neige et le scénario de l’adaptation vient casser le Pareto tant attendu : 80% changement 20% adaptation.

Les promesses des technologies (vertes, propres, neutres en carbone, régénératives, à captation positive) pourraient faire bien rire nos descendants. Les voitures à hydrogène dont le rendement sur le cycle de vie est à peine supérieur au diesel, les centrales à liquéfaction de Co2 pour l’insérer dans le sol en produisant un grand volume de Gaz à effet de serre, ne pourront venir exonérer notre civilisation à se réinventer dans la sobriété.

Même les solutions totems de protection de la nature se collapsent à voir la tournure de l’industrie des fermes de tigres (7) (pouponnière, élevage, abatage) qui se répandent sur tous les continents. Cette industrie visant à annihiler le braconnage n’est venu que stimuler le marché avec des élevages clandestins, accompagnée de possibles évasions d’individus dans les villes. Vivement l’ouverture de la première usine industrielle d’élevage de poulpes (8) en Espagne qui sauvera l’espèce… ou pas.
 
Les promesses vont devoir de toute façon se mesurer, prouver leurs plus-values sociétales et leurs trajectoires positives.  Le ton a été donné ce mois-ci avec la nouvelle directive européenne CSRD (9) descendue le 6 décembre dans la loi française.

Dans quelques mois, près de 8000 entreprises françaises devront montrer leur niveau redevabilité vis-à-vis de l’écosystème qui les entoure. De nombreux indicateurs financiers, extra-financiers avec leurs trajectoires respectives viendront aider la RSE à gagner encore en maturité.
Des faits, des vérités sur les modèles d’affaires et technologies aideront à accélérer la transformation de cette chenille en papillon. Il nous reste 6 ans d’ici l’agenda 2030 de l’ONU, tout est encore possible, ensemble.
 
Sébastien BOLLE
Président de RESO2D
  https://www.la-croix.com/debat/Ecologie-parabole-devendeur-2023-12-01-1201293013 https://www.france.tv/france-5/la-fabrique-du-mensonge/la-fabrique-du-mensonge-saison-3/5359662-au-coeur-du-deni-climatique.html https://www.youtube.com/watch?v=6FQT7b2ExP4 https://fr.wikipedia.org/wiki/Agnotologie https://youtu.be/Boe8F09OvWI?si=csiUzfVGu-pWJ_Q4 https://www.jean-jaures.org/wp-content/uploads/2023/01/EnqueteTikTok.pdf https://observers.france24.com/fr/afrique/20230203-tigres-afrique-du-sud-%C3%A9levage-intensif https://www.geo.fr/animaux/cette-societe-espagnole-veut-ouvrir-la-premiere-ferme-delevage-de-poulpes-au-monde-208533 https://www.vie-publique.fr/loi/292161-informations-sur-durabilite-des-entreprises-ordonnance-6-decembre-2023