La propriété intellectuelle peut-elle garantir un avenir durable?

Arthur Fournier
22/08/2013


Alors que le système de brevets ne cesse de se développer sur la plateforme mondiale, des questions se posent quant à son champ d’application et les conséquences qui l’accompagnent. Ayant pour principal objectif l’autofinancement de l’inventeur, la brevetabilité se retrouve actuellement au cœur d’un débat polémique. En termes de recherches, les droits de propriété intellectuelle éliminent la valeur des échanges et du partage, pour donner place au monopole. Les objectifs commerciaux prennent le dessus, au détriment des pays en développement, notamment ceux du Sud. Les droits de propriété sur le vivant ne font que renforcer les controverses. Le concept de « bien commun » semble être mis de côté, et la nature se retrouve menacée par des artifices de plus en plus minutieux.



I. Propriété intellectuelle : débats et controverses

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Le concept de brevetabilité s’accompagne d’une limitation indéniable de la concurrence, et les brevets sont désormais utilisés pour s’accaparer du vivant. Les règles internationales de l’OMC, ainsi que la législation française, sont pourtant précises sur le sujet. Toute invention, dans tout secteur, doit faire l’objet d’une propriété intellectuelle. Le détenteur du brevet dispose alors d’une période de 20 ans, pendant laquelle le droit de concevoir et de commercialiser le produit lui revient en exclusivité.
                                                  
Le fait est indéniable, le concept de brevetabilité favorise le monopole. Dans ce contexte, il a pour principal but la rentabilité des investissements de l’inventeur, tout en permettant le déploiement des technologies sur le marché. Les inventions brevetées constituent un nouveau pas vers l’innovation, une référence dédiée au futur ou à d’autres chercheurs. Le concept permet en effet la continuité des recherches. Durant les 20 ans d’exclusivité, le public doit avoir un accès complet aux produits, écartant ainsi le côté secret de la trouvaille. Il s’agit d’un moyen de sauvegarder les créations sur un long terme, et de partir de ce point pour atteindre une nouvelle étape encore plus novatrice.
 
Remise en question
Si les brevets ont été conçus pour encourager les inventeurs dans leurs recherches, la réalité semble bien différente. Les profits réalisés durant les 20 ans d’usage exclusif, ou au moins une partie devraient en effet être réinvestis dans de nouvelles recherches, afin de fournir des solutions encore plus efficaces. La plupart des entreprises se limitent pourtant à ce niveau de monopole, et se soucient rarement de la continuité des recherches. Ces dernières sont, soit arrêtées à cette première étape, soit orientées vers des réalisations ne correspondant pas aux réelles attentes du public. À titre d’exemple, on peut notamment se référer au domaine médical, où les nouveaux médicaments ne sont que des reproductions des solutions déjà commercialisées, alors que les demandes en cures thérapeutiques ne cessent de croître.
 
Une évolution impressionnante
Depuis la signature de l’ADPIC ou Aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce de l’OMC en 1994, la brevetabilité a connu une croissance impressionnante partout dans le monde, et dans différents secteurs. 14 ans plus tôt, la privatisation des connaissances s’octroie une place importante dans le monde des recherches, mais c’est l’ADPIC qui a permis aux 20 ans d’exclusivité de devenir un standard international. La brevetabilité s’est également dotée d’un caractère plus souple. Si jusque-là, les procédés de conception étaient les seuls brevetables, désormais, les médicaments le sont aussi. Et depuis la directive européenne 98/44 du 30 juillet 1998, il est également possible de breveter le vivant, sous certaines conditions.
 
De par les avantages qu’ils permettent, si l’on ne se réfère qu’aux 20 ans d’exclusivité, les brevets sont facilement devenus un élément clé pour rentabiliser ses investissements. Différentes réglementations et régimes ont été mis en place afin de faciliter l’accès des acteurs. L’evergreening a notamment été instauré afin de permettre un prolongement de la durée de validité du brevet, en brevetant des petites réalisations. Il peut, par exemple, s’agir d’une simple reformulation ou retrait d’un des composés d’une solution. Une retouche quasiment invisible qui n’a sans doute pas fait l’objet d’une recherche, et qui, pourtant, permet aux inventeurs de s’accaparer d’un nouveau brevet.
 
Le « patent thickets » figure également parmi ces stratégies. Il s’agit d’un ensemble de brevets qui, pouvant constituer un bouquet de milliers, reste issu d’une même invention. Toute forme de reproduction, réalisée par un non-détenteur des brevets peut alors être poursuivie en justice. Afin d’obtenir l’autorisation d’exploiter l’invention, il faut déposer une requête auprès des détenteurs.
 
En chiffres
Les demandes de brevets pleuvent désormais dans divers secteurs, et cela va de soi. Selon les chiffres de l’OMPI ou Organisation mondiale de la propriété intellectuelle, le nombre de dépôts de brevets enregistré dans le monde, entre 1985 et 2006, est passé de 884 400 à plus de 1,76 million. Des données qui impressionnent. Entre 2009 et 2010, les États-Unis ont également enregistré une hausse de 31% du nombre de brevets accordés. Avec 5896 brevets obtenus en une année, IBM a d’ailleurs remporté la palme du nombre de brevets obtenus par une entreprise aux États-Unis. En Chine, les demandes ont également atteint le chiffre exorbitant de 1,2 million, dont 814 825 accordés.
 

Concept de brevetabilité, une entrave à l’innovation
Le monopole qui accompagne les droits de propriété intellectuelle suscite automatiquement les discussions. Si la privatisation des connaissances identifie plusieurs gagnants, les échanges restent en effet l’un des principaux moyens pour faire avancer les recherches. De nombreux acteurs tentent ainsi de restaurer cet esprit de partage dans le domaine du savoir. Les références ne manquent en effet sûrement pas, témoignant de l’importance des échanges dans l’innovation.
 
La publication immédiate des résultats reste l’un des premiers moyens de lutte contre l’appropriation. Rendues publiques, les données ne peuvent plus faire l’objet d’un brevet, écartant ainsi la privatisation des connaissances. Le Human Genome Project constitue un exemple concret de l’efficacité de ce concept de partage. Les données ont été publiées au fur et à mesure des découvertes, ayant ainsi permis de les vérifier et de les comparer. Les connaissances sont partagées entre les chercheurs, dont le travail se retrouve automatiquement alimenté. Ayant regroupé les savoirs de nombreux acteurs, ce projet de séquençage du génome humain, réalisé en 14 ans (de 1990 à 2004), constitue une référence en termes d’échanges et de coopération. L’un des éléments essentiels au développement.
 
Dans ce contexte de partage, la Commission européenne a également établi un projet portant sur la publication des résultats, dans le cadre des recherches appuyées par l’Union européenne. Il s’agit d’une requête dont l’application permet au public un accès aux résultats. Les données scientifiques sont les premières concernées par cette publication ouverte, qui, à noter, n’est pas obligatoire, et ne porte pas sur les informations brutes. Selon l’ancien commissaire responsable de la science et de la recherche, Janez Potocnik, ce projet initié par la Commission européenne est essentiel à la « réalisation de la ‘’Cinquième liberté’’, le mouvement gratuit de la connaissance entre les États membres, les chercheurs et le grand public ».
 
Question de propriété… les alternatives
Ceci étant, la concrétisation d’un tel projet reste sujette à de nombreuses questions. Notamment en ce qui concerne les droits de propriété et les contrats entre sociétés privées et établissements de recherches publics. La publication des résultats des recherches s’accompagne en effet de quelques soucis de propriété. Pour de nombreuses personnes, les découvertes des universités ou autres institutions publiques ne devraient pas être brevetées par un laboratoire privé qui, à son tour, profiterait alors d’une exclusivité de 20 ans. Des mises au point devraient ainsi être effectuées en ce qui concerne les licences d’exploitation. Si l’on se réfère au concept de partage, ces dernières devraient être équitables, accordées entre autres à une entreprise privée, mais également à d’autres institutions de recherches afin de donner aux pays en voie de développement l’accès aux inventions.
 
Dans cette quête de liberté et d’accès, certains acteurs avancent la mise en place d’un système de brevets plus souple, dans l’optique d’une meilleure ouverture des recherches. Les connaissances sont alors rassemblées et liées à un pool de brevets, permettant ainsi un décloisonnement des investigations, une porte beaucoup plus ouverte pour les pays en besoin. Pour d’autres, la meilleure alternative reste la rétribution des inventions, directement en fonction de leurs nécessités sociales, économiques et scientifiques. Des solutions dont la réalisation reste pourtant dépendante de plusieurs facteurs.
 
Le Sud exclu
Les recherches forment incontestablement les premiers piliers du développement. Les richesses sont les fruits des études réalisées. La production d’informations constitue la source même de toutes les étapes de croissance. Le monde capitaliste représente l’une des premières références dans ce contexte. Les recherches, privées comme publiques, garantissent l’avancé de chaque secteur, donnant naissance à des marchés à évolution quasi permanente.
 
Ceci étant, les recherches impliquent des moyens, tant matériels qu’intellectuels. Et si les pays du Nord se retrouvent au cœur de ce concept, où les informations sont au premier rang, les territoires du Sud semblent tenus à l’écart. Jusque-là, ces derniers se retrouvent en effet très loin des pays avancés en termes de recherches. La diffusion des informations, s’il y en a, reste lente, ne permettant pas aux différents acteurs, dont les universités, chercheurs, étudiants, professeurs, écoles, d’avancer en termes de technologie. L’accès aux découvertes du Nord est souvent en attente, pratiquement insaisissable. Il est pourtant impossible pour les pays du Sud d’atteindre une certaine croissance tant que les informations sont cloisonnées. Le concept de brevetabilité reste l’une des premières explications à ce phénomène de non-partage. Dans le Nord, les acteurs se ruent dans une course aux brevets pour obtenir l’exclusivité, tandis que les pays du Sud ne disposent même pas de moyens pour réaliser les recherches. Le développement tant attendu doit pourtant passer par une coopération internationale. Et si les pays avancés sont particulièrement centrés sur les moyens de gagner encore plus de marchés, les autres nations tentent désespérément d’améliorer leurs réalités.
 
Par exemple, dans le cadre de la lutte contre le réchauffement climatique, de nombreux pays demeurent à l’écart des projets, faute de moyens. Ils ne peuvent prendre part aux recherches, et automatiquement, n’ont pas accès aux technologies adéquates à leurs besoins. La croissance elle-même devient ainsi brevetée.
 
Lorsque l’on parle d’équilibre et d’équité, le Nord et le Sud se retrouvent à deux extrémités. Il est indéniable que les écarts économiques et sociaux entre les deux territoires sont largement élevés. Et ce, tout simplement à cause du non-partage. Le concept de propriété intellectuelle revient automatiquement au cœur du débat, ne pouvant s’écarter du terme « cloisonnement ». Les brevets restent en effet l’une des entraves aux échanges, donc également à l’innovation. Et si de nombreux projets sont portés sur des stratégies de croissance dans plusieurs pays, le souci se situe surtout au niveau des conditions de production et d’invention, pourtant essentielles aux développements et recherches.

II. Le cas du vivant

Depuis que les recherches et les expériences ont été entamées sur la nature, l’Homme a signé son pouvoir sur le vivant. Au fil des civilisations, les limites entre les œuvres de l’humain et les éléments naturels se sont effacées progressivement. Désormais, les portes sont grandes ouvertes. Des questions restent cependant posées, notamment en ce qui concerne la « propriété » du vivant. Dès l’instauration des systèmes de protection et de brevets au XIXème, aucune spécification n’a été portée sur le cas du vivant. Il s’agit d’un sujet pratiquement tabou, une règle que l’on ne saurait ne pas respecter. Le caractère même du vivant, sa nature, sa capacité de se reproduire, de respirer impliquent la non-considération de la question. Comment pourrait-on s’approprier un tel élément ? La culture occidentale était explicite sur le sujet, le monde animé ne pourrait faire l’objet d’un titre de propriété.
 
Mais avec le développement permanent des recherches, le concept du vivant perd de plus en plus sa valeur initiale. La biotechnologie la considère désormais comme une machine, composée de différentes pièces, dont les organes, les cellules, les molécules, les gènes, les tissus. Les parties du vivant sont alors fragmentées, et peuvent être remplacées telles des pièces détachées. Il s’agit désormais, uniquement d’un simple objet, une « matière biologique » étudiée par les industries. Avec l’arrivée de ce nouveau concept, les droits de propriété entrent automatiquement en jeu. Au-delà du caractère subjectif du vivant, celui-ci peut alors faire l’objet d’une appropriation.
 
L’instauration des NDPI ou Nouveaux droits de propriété intellectuelle dans les années 80 marque un pas important dans le monde du vivant. Le développement confirmé des biotechnologies signe une nouvelle ère, dans laquelle le concept de « vivant » est reconsidéré. Désormais, il n’est en effet plus question de simples études, basées sur des procédés repérés, mais une entrée dans les créations biologiques. Les succès en génétique donnent lieu à une « seconde nature », une deuxième vie, fruit des inventions de l’Homme. Les recherches ne sont plus limitées aux descriptions de la vie, mais sont de plus en plus orientées vers la création. Automatiquement, le phénomène impacte sur la valeur du vivant, qui devient alors propriété singulière, privée, de par sa nature « animée ».
 
Le nouveau système de propriété intellectuelle s’accompagne déjà, à l’aube des années 1970, d’une modification des façons de pensée. Dans le cadre d’une meilleure efficacité économique, les biens communs et le domaine public perdent progressivement leur valeur pour donner place à la propriété privée. Les idées de Garett Hardin, publiées dans son article « The Tragedy of the Commons » en 1968, constituent une référence dans ce contexte. Pour l’auteur, le concept de propriété commune s’accompagne souvent de gaspillage, et ne doit être appliqué que dans des zones à faible densité de population. Faute d’un niveau démographique trop élevé, les biens communs sont en effet exposés à un risque de disparition. Le libre accès ne facilitant ni leur sauvegarde, ni leur gestion. Dans l’optique d’une « écologie de marché », il serait ainsi nécessaire de bien définir les droits de propriété, en les rendant privés.
 

Des brevets d’ « exploration »
La propriété sur le vivant se traduit de façon plus élargie par l’instauration d’une « économie de la connaissance » et la modification de la nature des brevets elle-même. Le concept d’appropriation se base sur la considération de la connaissance, et non uniquement sur les produits issus des études, comme élément appropriable. Les inventions, découvertes et connaissances sont ainsi regroupées dans un même champ de propriété. Il s’agit surtout d’établir un « marché de la connaissance », dans lequel les droits de propriété constituent les clés d’accès. Une plateforme unique, rare, qui s’éloigne largement du concept de biens communs. Les droits d’entrée sont privatisés, tout comme les droits d’utilisation, afin que l’intellectuel ne soit pas vulgarisé. Le champ de la connaissance se retrouve alors clôturé, éliminant ainsi la définition de K. Arrow (1962) sur les droits de propriété intellectuelle, indiquant qu’il s’agit de barrière entre les résultats des recherches inventives et les activités ne pouvant être brevetées.
 
Jusque-là défini comme « droit d’exploitation », le brevet se retrouve ainsi plus orienté vers « l’exploration ». Les années 80 marquent un tournant important vers ce nouveau contexte. Le Bayh-Dole Act, issu de la législation américaine, signe le premier pas de transformation en 1980. Un acte qui permet désormais aux institutions de recherches publiques de transférer directement leurs découvertes vers des usages commerciaux ou industriels. Les laboratoires publics et universités peuvent, de par le Bayh-Dole Act, vendre le droit d’exploitation de leurs inventions à des instituts privés. Ils peuvent également opérer dans le cadre d’un « joint-venture ». Dans tous les cas, il s’agit de faire profiter aux entreprises privées, et automatiquement au marché de masse, des résultats obtenus dans les recherches.
 
Le Bayh-Dole Act constitue une ouverture essentielle au partage des informations, en adoptant un système de brevet plus souple. Ce dernier, ainsi que sa fonction, sont pratiquement redéfinis, ne se limitant plus désormais à un usage exclusif attribué uniquement à l’inventeur. Jusque-là, il s’agit en effet d’un accès au monopole, délivré directement par l’État, et permettant au seul inventeur de concevoir et de commercialiser le produit pendant une durée déterminée, sur un long terme. Ledit inventeur se doit alors de fournir des produits répondant aux besoins collectifs. Avec l’arrivée du Bayh-Dole Act, tout concept se retrouve transformé. Le simple partage des licences a conduit à des droits d’« exploration », plutôt que d’« exploitation ».
 
« Exploration », parce qu’il s’agit désormais de disposer d’informations, de connaissances, et pas uniquement du produit. Les détenteurs des brevets se retrouvent désormais dans la possibilité de réaliser d’autres recherches en se basant sur les données déjà fournies. Tout en ayant l’autorisation de reproduire les réalisations déjà abouties. Les licences ne se limitent plus au niveau invention, mais portent tant sur les outils d’exploitation, les différents instruments que sur les bases de données. Le champ de la connaissance devient alors accessible à tous les acteurs, et peut être exploré dans tous ses états, que ce soit au profit de sociétés commerciales ou industrielles, institutions publiques ou privées.
 
Cas du vivant : au fil de la législation
Si le vivant était encore considéré comme « tabou » au XIXème siècle, les premières spécifications en termes de droits de propriété ont fait leur apparition dans les années 30, aux États-Unis. Le Plant Patent Act en constitue le premier exemple. Établi en 1930, il s’agit d’un acte de transformation, ayant remplacé le terme d’« inanimé » et de « vivant » en « artificiel » et « naturel ». Il est ainsi possible de s’approprier des plantes issues d’expériences, dites artificielles.
 
La révolution en matière de propriété du vivant est officiellement signée aux États-Unis en 1980, par l’arrêt Chakrabarty. Déjà déposée en 1972, la demande de brevet d’Ananda Chakrabarty pour une bactérie a été refusée par l’USPTO (office américain des brevets) pour la bactérie elle-même, mais accordée uniquement pour la production de bactérie manipulée. Ce n’est qu’en 1980 que la Cour Suprême accepte la requête, réalisée pour le compte de General Electric. Ce premier pas déclenche automatiquement diverses modifications dans les systèmes de brevets de plusieurs pays. En 1981, l’Office Européen décide notamment d’apporter certains changements au niveau de son régime, et autorise désormais l’appropriation de micro-organismes. Au cours de l’année 1983, de nombreux pays suivent également l’exemple. Selon les chiffres de l’OCDE, plus de 20 nations autorisent désormais le brevetage des micro-organismes en tant que tels.
 
Depuis l’instauration de ce nouveau système de propriété, le vivant peut être breveté dès lors qu’il y a intervention humaine. Les concepts de découverte et d’invention se retrouvent alors distingués. Désormais, l’invention porte exclusivement sur des productions purement humaines, et la découverte est définie par la  « mise à jour » d’un élément déjà existant. Dans les deux cas, il est possible d’obtenir un brevet et de jouir d’un droit d’exploitation sur le marché, sur un long terme. Il s’agit d’un droit de propriété incorporelle, incluant l’usage de l’objet lui-même, ainsi que les diverses applications qui en découlent.
 
Le brevetage du vivant suit une évolution permanente. Si les plantes ont ouvert la première porte, suivies par les micro-organismes, les animaux n’ont pas tardé à entrer dans le circuit. En 1988, l’université de Harvard dépose la première demande de brevet pour un animal, une souris-chimère, et signe ce qui est une révolution dans le domaine du vivant. L’écologique fusionne désormais avec la technologie, et le végétal, l’animal et l’humain sont regroupés en tant que « matière vivante ». Le remplacement des méthodes de reproduction naturelles par des processus technologiques témoigne largement de l’appropriation du vivant, ainsi que de la maîtrise de ses fonctionnements. Les spermes et ovules sont désormais considérés comme des pièces détachées, utilisées à des fins industrielles et commerciales. La génétique fait partie intégrante de cette évolution, de par ses capacités de transmettre des maladies par exemple. Les gènes deviennent des instruments, traités par la biogénétique, au profit d’un marché bel et bien concret : celui du vivant.
 
Avec l’envergure que prend le brevetage du vivant dans plusieurs pays, dont principalement aux États-Unis, des dispositions de niveau internationales débarquent automatiquement. Les droits de propriété se retrouvent désormais sur la plateforme mondiale, et sont intégrés dans diverses négociations commerciales. L’accord ADPIC de l’OMC, ou Aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce mentionne notamment qu’« un brevet pourra être obtenu pour toute invention… dans tous les domaines technologiques ». Le brevetage du vivant entre automatiquement dans ce contexte, et il est désormais possible de commercialiser l’élément breveté sur le marché international.
 
Les limites aux trafics de droits de propriété restent essentiellement la protection de la moralité et/ou de l’ordre public, la préservation de l’environnement, ainsi que la protection des animaux. Les textes indiquent également d’autres exclusions, notamment en ce qui concerne « les méthodes diagnostiques, thérapeutiques et chirurgicales ».
 
Après plusieurs années de débats, l’Union européenne est désormais en accord avec ce nouveau régime de propriété. La directive 98/44 de 1998, portant sur l’appropriation du vivant, confirme l’internationalisation du système.

III. La nature est-elle encore un bien commun ?

Dès lors que l’appropriation du vivant est privatisée, des questions se posent automatiquement quant à la considération de la nature comme un bien commun. Le mouvement des enclosures en Angleterre constitue déjà un des exemples du changement. Les droits d’utilisation collectifs ont été remplacés par des titres d’usage individuels, dans le cadre d’un régime de propriété privée. Des millions de paysans se sont retrouvés dans l’obligation d’abandonner leurs méthodes traditionnelles et d’avoir recours à des semences transgéniques. Ainsi,  l’appropriation du vivant se retrouve également sujette à des limites, notamment à travers les nouveaux régimes de brevets. Il reste néanmoins que, contrairement au domaine foncier, plutôt basé sur un modèle bien défini, l’appropriation du vivant relève surtout d’un droit d’exploitation future et d’une propriété incorporelle. Des clôtures ne peuvent pas réellement être mises en place, étant donné la nature même du vivant, si l’on ne se réfère qu’à ses conditions de reproduction.
 
Droits de propriété… une extension illimitée
Depuis les premiers critères établis au XIXème siècle, les droits de propriété sont sujets à une évolution quasi permanente. Constituant désormais un régime exclusif dans le cadre de la protection, le système des brevets devient automatiquement l’objet d’une extension pratiquement illimitée. La convention UPOV ou Union pour la Protection des Obtentions Végétales, officialisée en 1968, forme l’un des points de départ de l’appropriation végétale en Europe. Il s’agit d’une convention permettant au détenteur du brevet d’avoir le droit d’exploitation exclusif sur une variété végétale. Une appropriation définie par un Certificat d’Obtention Végétale qui, cependant, se limite à ne fournir qu’un droit d’exploration, et ne donne pas à son détenteur le pouvoir de s’opposer aux actions effectuées sur l’espèce en question pour en produire de nouvelles.
 
Seule « la combinaison spécifique des gènes constituant la variété » entre dans le champ de protection du système, « mais non les gènes eux-mêmes », précise Alain Claeys. Le propriétaire dispose ainsi d’un « libre accès à la source initiale de variation ». Et « toute variété… peut être librement utilisée… pour un nouveau programme de création végétale », tant qu’il s’agit des gènes initiaux.
 
Si jusque-là, le régime de propriété s’était limité à un droit d’exploitation exclusif, l’entrée plus accentuée du système de brevet signe une importante extension, en permettant désormais la brevetabilité du vivant lui-même. Entre découverte et invention, les limites se dissipent. La complémentarité entre connaissances et exploitations de ces dernières, délimitée jusque-là par le droit de la propriété intellectuelle, se retrouve désormais combinée, étant donné que « ce sont ici les connaissances elles-mêmes qui sont au cœur du système d’appropriation ». Il n’est plus question d’usage, mais d’appartenance exacte des savoirs. L’évolution du système de propriété est également marquée par le caractère « futur » des inventions brevetées. « Il ne consiste plus en une ‘’récompense’’ attribuée à l’inventeur en échange de la divulgation de son invention ». Il s’agit désormais d’exploration, de monopole, pour les découvertes à venir.
 
Les frontières sont dépassées, et les limites de moins en moins définissables. Le concept de droit de propriété accompagnant le domaine foncier est alors, automatiquement, remis en cause.
 

Appropriation globale de la nature
Le secteur de l’agriculture reste l’une des références en termes d’appropriation de la nature. Bon nombre de procès sont en effet intentés, dont plus de 100 actuellement aux États unis pour « violation de propriété. » L’affaire Percy Schmeise contre Monsanto Canada Inc, en 1997, constitue notamment l’un des exemples les plus concrets qui illustrent cette appropriation globale. Monsanto a porté plainte contre l’agriculteur canadien, Percy Schmeiser, pour avoir utilisé des semences de colza Round Up Ready, alors issues d’un gène modifié par Monsanto. Il s’avère cependant que la pollinisation s’est faite naturellement, sans intervention artificielle de Percy Schmeiser. Il s’agit ainsi d’un simple processus naturel, qui ne fait que confirmer le caractère même du vivant, notamment sa capacité infinie à se reproduire . Cela signifie également que sans autorisation, Monsanto aurait pu faire irruption dans des propriétés privées via son gène modifié, ayant ou n’ayant tout simplement pas le contrôle sur la reproduction du vivant. Après décision de la Cour, M. Schmeiser a pourtant été jugé coupable.
 
Les expériences réalisées sur le vivant se fondent principalement sur la modification de ses caractéristiques, afin de pouvoir s’en approprier. Les semences se retrouvent notamment sujettes à différentes manipulations génétiques pour des réalisations souvent commerciales. Afin de faire face à la concurrence, et détenir réellement le monopole sur le marché, le biologique est éliminé pour donner place à de l’artificiel plus rentable, mais surtout unique. La capacité de reproduction des semences est notamment substituée ou tout simplement supprimée, afin d’éliminer le « privilège de l’agriculteur ». Il s’agit d’une transformation du vivant lui-même en matière morte, dans le but de gagner sur le marché. Et si cette pratique a été interdite par une campagne internationale, elle est ouvertement autorisée par le système de brevets, et est particulièrement signée par les grands acteurs de l’agriculture.
 
Les connaissances de base sur la nature, ainsi que les activités traditionnelles, incluant notamment le croisement, la sélection ou encore la conservation des semences, sont désormais considérées comme sans droit et sans valeur. La semence obtenue par modification devient le point de départ de tout programme de création, au détriment des réelles capacités de la nature.
 
Si le cas des semences reste l’une des références illustrant la privatisation de la propriété de la nature, il ne s’agit apparemment que d’un premier pas. L’appropriation du vivant devient en effet, de plus en plus, un élément essentiel aux entreprises pour percer le monopole sur le marché. Une demande de brevet vient notamment d’être déposée par Monsanto Canada Inc. pour une séquence génétique de porc. La firme a isolé des gènes, permettant notamment un meilleur développement de l’animal. Selon des associations d’agriculteurs, cette séquence serait présente chez environ 75% des porcs. Il s’agit d’un brevet d’une importance capitale pour les acteurs dans le domaine, étant donné qu’une simple reproduction devrait faire l’objet d’une déclaration, afin d’écarter les risques d’« infraction ».
 
Désormais, le système de brevets, et particulièrement en ce qui concerne le vivant, forme plus un moyen pour les grands groupes de gagner sur le marché international. La nature, un bien commun, se vide de plus en plus de ses capacités et de ses différentes caractéristiques pour donner place à l’artificiel, beaucoup plus intéressant pour les investisseurs. Un phénomène qui rappelle le pamphlet de Frédéric Bastiat. Les Fabricants de Chandelles avaient déposé une requête en 1845, selon laquelle toute entrée à travers laquelle le soleil peut pénétrer doit être éliminée afin de ne pas nuire à leurs industries.
 
Il est indéniable que les droits de propriété sur le vivant présentent des risques de grande importance quant à la sauvegarde de la nature. Contamination, mais également réduction de la biodiversité… le groupe chimiste BASF s’est notamment associé avec Monsanto Canada inc. pour produire de nouvelles semences de coton, soja, maïs, ou encore colza, afin de garantir un meilleur marché. Les véritables agriculteurs s’en retrouvent automatiquement menacés. Tandis que leur quête reste la protection de la globalité du vivant ainsi que de son unicité et de sa variabilité, les grandes industries se centrent en effet surtout sur les moyens de rendre les semences plus productives, via diverses modifications, et comptent bien évidemment protéger leurs inventions par diverses formes de brevets, limitant les activités des sélectionneurs et des agriculteurs. La nature perd sa réelle valeur, au profit d’un marché, certes rentable. Les connaissances traditionnelles sont piratées, les recherches sont concentrées sur seulement quelques espèces jugées comme de bons investissements… l’on ne peut sûrement pas nier que les droits d’exploitation, de jouissance et de propriété incorporelle représentent une menace pour l’équilibre de tout le système naturel.
 
La nature, un bien commun
Si les droits de propriété sur le vivant se développent actuellement à l’échelle mondiale, les textes sur les droits socio-économiques et culturels évoqués par le Pacte international de 1966 indiquent explicitement le caractère res communis de la nature. « Tous les peuples peuvent disposer librement de leurs richesses et de leurs ressources naturelles… » pour assurer leur « développement économique, social et culturel. »  Et « en aucun cas, un peuple ne pourra être privé de ses propres moyens de subsistance. » En 1992, la Convention de Rio sur la diversité biologique, et en 2000, le Protocole sur la bio sécurité de Carthagène, contredisent également la mise en place de ce nouveau régime de propriété par les ADPIC.
 
La CDB met tout aussi bien l’accent sur le droit souverain des États à jouir de leurs ressources biologiques, tandis que les ADPIC orientent les droits de propriété vers un système privé et individuel, particulièrement destiné à des fins  commerciales. Selon les accords sur les ADPIC, la sauvegarde de la biodiversité est remise entre les mains d’institutions privées, écartant ainsi le concept de souveraineté et de bien commun. Les Conventions internationales indiquent pourtant que les ressources naturelles devraient être entièrement confiées aux États et aux peuples.
 
Ceci étant, le principe de division du vivant en éléments simples a su réduire la valeur même de ce dernier. La nature se retrouve désormais artificialisée, et le vivant ne représente plus qu’une simple ressource biologique. Il reste que les caractéristiques du vivant demeurent infinies, ne pouvant réellement faire l’objet d’un droit de propriété.