"La nouvelle religion du numérique. Le numérique est-il écologique ?"

Florence RODHAIN
15/03/2020


"Il y a enjeu historique, certes, car, comme l'écrivait Michel Serres, pour la première fois dans l'histoire de l'humanité l'homme a la possibilité de gagner la guerre qu'il a engagé contre la planète."



Florence RODHAIN, votre nouvel ouvrage "La nouvelle religion du numérique. Le numérique est-il écologique ?", a pour objet de déconstruire la pensée magique autour du numérique. Pouvez-vous livrer des éléments de votre analyse ?
 
Depuis quelques années, on fonce tête baissée vers le tout connecté, sans principe de précaution ; on prend de moins en moins soin des utilisateurs, les évaluations post-implémentations sont négligées. On nage dans la croyance plus que dans la science. Le numérique représente une nouvelle religion, et le Dieu qu'il vénère est le dieu croissance. Le numérique est le secteur par excellence qui tire la croissance. C'est par ailleurs un secteur basé sur l'innovation permanente. Or l'innovation permet l'obsolescence, et l'obsolescence est la condition de survie de l'économie de marché. Le numérique représente une aubaine pour la société de consommation qui connaît un essoufflement, car il lui permet de lui apporter un second souffle.
 
Les gourous, les prophètes, les nostradamus du numérique nous ont berné lorsqu'ils affirmaient que les TIC (les Technologies de l'Information et de la Communication) allaient apporter le "zéro déplacement", le "zéro papier", la "zéro matière", la "zéro pollution". Toute religion possède ses mythes, le numérique possède les siens. Ces mythes ont la peau dure. Dans mon ouvrage, je démontre qu'avec les TIC, on se déplace toujours plus, on consomme toujours plus de papier, on pollue toujours plus, et surtout, on ne dématérialise pas. C'est même précisément l'inverse qui se passe : on passe du virtuel au matériel, et non pas du matériel au virtuel. Jamais dans l'histoire de l'humanité on avait autant matérialisé de données qui restaient auparavant totalement immatérielles.
 
Alors que les alarmes se multiplient, vous dites que l’on « cache la tentative de sauvegarder coûte que coûte un système qui nous entraîne vers le chaos »,  peut-on espérer voir évoluer cette situation ?
 
L'espoir est toujours permis. L'analyse systémique nous enseigne qu'il existe toujours des situations émergentes, imprévisibles par définition, qui peuvent faire évoluer le système, nous faire changer de trajectoire. Regardez ce qui se passe avec la pandémie de coronavirus. Elle apporte une décroissance, subie, certes, mais bien réelle. Lorsque la menace sera passée, les scientifiques disposeront d'un champ d'analyse extraordinaire pour apporter une vision sur les effets de cette décroissance sur les écosystèmes, et qui sait, des changements de comportements, comportements plus vertueux, deviendront peut-être plus acceptables par la population.
 
Quel enjeu historique représente cette période pour nos sociétés et pour l’Humanité de manière plus générale ?
 
Il y a enjeu historique, certes, car, comme l'écrivait Michel Serres, pour la première fois dans l'histoire de l'humanité l'homme a la possibilité de gagner la guerre qu'il a engagé contre la planète.
C'est la première fois aussi, il me semble, qu'un problème doive être géré à l'échelle planétaire. Le problème écologique devrait requérir, dans un monde idéal, un gouvernement mondial. En l'absence de gouvernement mondial, et avec les règles du jeu qui gouvernent le monde régit par le système ultra-libéral, il faut être sacrément optimiste pour attendre que le changement vienne de nos gouvernants, qui sont en général élus par le système pour conserver le système, système qui, comme chacun sait, est par nature en contradiction avec la sauvegarde des écosystèmes.
Heureusement, les citoyens sont de plus en plus éveillés à ces problématiques, demandent des comptes à leur gouvernants, s'organisent, se mobilisent... Le changement partira de la base.
 
Quelles sont les clés d’un changement selon vous ? Peut-on rompre avec le fatalisme ?

Oui, les clés du changement viennent d'un changement comportemental. Je ne crois pas au déterminisme technologique, je crois que la régulation individuelle est toujours possible, je crois au pouvoir de l'acteur, au pouvoir du consom'acteur.
De plus en plus d'individus décident de consommer autrement, de vivre autrement, d'aller vers une forme de décroissance volontaire, respectueuse, par définition, des écosystèmes, joyeuse, non subie.
Il n'y a aucun fatalisme selon moi. La trajectoire peut évoluer, de toute façon elle le doit. Si la décroissance n'est pas volontaire, elle sera subie. Et elle sera autrement plus violente, injuste, terrible.