Entreprises : crise du COVID-19 et responsabilité pénale

Landry RICHARD
14/04/2020


Pour de nombreuses grandes entreprises, cette épidémie signifie l’arrêt de l’activité, l’arrêt de la production. Pour d’autres, la continuité d’activité. Malgré les enjeux économiques majeurs en termes de risques que génère cette crise, les dirigeants d’entreprises doivent demeurer vigilants sur la question essentielle de la responsabilité pénale dans leurs prises de décisions en temps de crise. En effet, l’après-crise sera aussi le temps de régler les comptes judiciaires.



De nombreuses situations provoquent depuis le début de la crise du COVID-19 des phénomènes qu’aucune entreprise n’aurait tolérés en temps normal tels que le partage de données médicales confidentielles ou l’exposition de salariés sans protection adaptée à un danger. Même si le temps de la gestion de crise et un temps d’absorption des énergies, l’analyse des risques reste une obligation légale et morale indispensable.
 
Il appartiendra donc aux CEO des entreprises et autres services publics de faire passer sous les fourches caudines des responsables de la sûreté, des services juridiques et médicaux de leurs entités les décisions susceptibles d’être en dehors des standards réglementaires. Le danger étant quelque chose qui peut éventuellement causer un dommage, tandis que le risque est la probabilité qu’une personne subisse un préjudice ou des effets nocifs pour sa santé en cas d’exposition à un danger, la contamination au COVID-19 est au sens du droit, un danger à part entière.
 
« Le courage et la prudence sont des qualités qu’un chef doit posséder pour être capable de donner son avis, sans l’imposer, dans son domaine de responsabilité, même si tous les autres vont dans une autre direction. »
Colonel COUËTOUX
 
Murielle Pénicaud la ministre du Travail précisait sur BFM business le 24 mars 2020 qu’il n’y a pas besoin de transformer le droit : 
« Aujourd’hui, le Code du travail dit qu’un employeur est responsable de la santé et de la sécurité de ses salariés. Ça ne veut pas dire qu’ils ne tombent pas malades, ça veut dire qu’il a une obligation de moyens (celle) d’avoir pris toutes les précautions ».
 
Responsabilité pénale et analyse de risque

S’il est vrai que c’est le rôle des services juridiques des entreprises d’assurer la veille et de poser les limites des champs réglementaires, les services sûreté ont un devoir d’alerte sur les questions de responsabilité pénale. Disposant bien souvent de la délégation du chef d’entreprise, le directeur de la sûreté dispose d’une expertise particulière et de connaissances dans l’art d’imaginer le pire.

J’ai par exemple été particulièrement surpris de voir ce matin qu’à Cannes dans les Alpes Maritimes, plusieurs supermarchés ont mis en œuvre la prise de température à l’entrée de leurs magasins [1]. Pour commencer, il est bon de préciser que contrairement au titre de l’article de FranceTVinfo, la prise de température n’est pas un geste barrière.
 
Le 09 mars 2020, le Directeur des libertés publiques et des affaires juridiques du ministère de l’Intérieur a d’ailleurs rappelé qu’aucune recommandation médicale n’a été formulée par les autorités sanitaires pour permettre de justifier la mise en œuvre de mesures de filtrage par température corporelle des personnes souhaitant accéder à des sites ouverts au public ou à des sites privés. En l’absence de décision ou de recommandation officielle, ces mesures préventives, qui conduiraient à refuser l’accès à un bien ou à un service à raison de l’état de santé des accédants, sont susceptibles de constituer une mesure discriminatoire au sens des articles 225-1 et 225-2 du Code pénal.
 
Si l’on peut comprendre aisément la pertinence d’éviter de laisser entrer une personne fébrile dans un supermarché ou dans une entreprise, au-delà du caractère discriminatoire dans ce moment de confinement, il n’en demeure pas moins que le COVID-19 n’est pas un virus bien connu, et il a le « défaut » d’être moins effrayant qu’EBOLA. Des mesures de protection individuelles s’imposent pour les agents au contact et il faut raisonner en termes d’analyse de risque de façon rationnelle et systémique au prisme d’un cas concret de « risque fort» c’est-à-dire de gravité élevée et dont la probabilité d’occurrence dépasse les 25 %.
 
Cas concret :
Le directeur d’un supermarché demande à Cécile une de ses employées de 39 ans de prendre la température de chaque employé ou client entrant dans l’enceinte de son établissement. Ce faisant, au moyen d’un thermomètre frontal, il lui est demandé de poser l’appareil à 5 centimètres du front des entrants et Cécile laisse entrer ou non les personnes dont la température est inférieure à 38°. Elle dispose d’un masque chirurgical et d’une paire de gants en guise de protection individuelle. Cécile porte sa tenue de travail habituelle, manches légèrement retroussées.
 
Quelques jours plus tard, Cécile développe toux et fièvre. Elle est finalement hospitalisée et déclarée positive au COVID-19. Au 7e jour de la maladie, son état se dégrade et elle est admise en réanimation au CHU de Nice. Cécile, employée de supermarché mère de 2 enfants décédera dans la nuit.
 
Le mari de Cécile déposera plainte contre le chef d’entreprise pour « homicide involontaire ».
 
Afin de déterminer si la responsabilité pénale du directeur du supermarché sera engagée, il faudra déterminer s’il a violé, oui ou non, des « obligations particulières » de prudence ou de sécurité :
 
Pour caractériser cette infraction d’exposition à un risque immédiat de mort ou de blessures définie à l’article 223-1 du Code pénal, il faut notamment démontrer concrètement : La réalité du risque et sa très forte potentialité, Qu’il découle directement de la violation d’une obligation particulière de prudence ou de sécurité (lien de causalité), Qu’il soit susceptible d’entraîner, soit des dommages pour une victime identifiable, soit la mort ou des blessures d’une extrême gravité (mutilation ou incapacité permanente).  
1.Réalité du risque et potentialité  

Un agent pathogène à risque
L’article R. 4421-2 du Code du travail définit les agents biologiques comme étant des micro-organismes, susceptibles de provoquer une infection, une allergie ou une intoxication.
Le COVID-19 est officiellement un agent pathogène émergent non-classé, potentiellement hautement pathogène (soit à considérer en 4e catégorie). Conformément aux dispositions de l’article R. 4421-3 du Code du travail, les agents biologiques sont classés en quatre groupes (1, 2, 3, 4), en fonction de la gravité croissante du risque d’infection qu’ils représentent pour l’homme. Les agents des groupes 2, 3 et 4 sont considérés comme pathogènes.
 
L’INRS[[2]]url:#_ftn2 précise le classement des groupes en fonction des critères suivants : Susceptible de provoquer une maladie chez l’homme (Groupe 1 : NON, groupe 2 : OUI, groupe 3 : grave, groupe 4 : grave) Constitue un danger pour les travailleurs (Groupe 1 : –, groupe 2 : OUI, groupe 3 : sérieux, groupe 4 : sérieux) Propagation dans la collectivité (Groupe 1 : –, groupe 2 : peu probable, groupe 3 : possible, groupe 4 : risque élevé) Existence d’une prophylaxie ou d’un traitement efficace (Groupe 1 : –, groupe 2 : OUI, groupe 3 : OUI, groupe 4 : NON)
 
 
Analyse de pathogénicité simplifiée
Le COVID-19 est susceptible de provoquer une maladie grave chez l’homme, constitue un danger sérieux pour les travailleurs, présente un risque élevé de propagation dans la collectivité et il n’existe pas à ce jour de prophylaxie ou de traitement efficace. Il doit donc être considéré comme un agent pathogène du 4e groupe [3].
 
Potentialité
Selon l’OMS [4], Le COVID-19 est transmis par des personnes porteuses du virus. La maladie peut se transmettre d’une personne à l’autre par le biais de gouttelettes respiratoires expulsées par le nez ou par la bouche lorsqu’une personne tousse ou éternue. Ces gouttelettes peuvent se retrouver sur des objets ou des surfaces autour de la personne en question. On peut alors contracter la COVID-19 si on touche ces objets ou ces surfaces et si on se touche ensuite les yeux, le nez ou la bouche. Il est également possible de contracter la COVID-19 en inhalant des gouttelettes d’une personne malade qui vient de tousser ou d’éternuer. C’est pourquoi il est important de se tenir à plus d’un mètre d’une personne malade.
 
2. Le risque découle-t-il de la violation d’une obligation particulière de sécurité ?  
Sur le plan professionnel, le niveau de danger va d’abord dépendre de l’objectif rechercher. S’il s’agit d’un objectif général comme assurer le maintien ou la reprise de la production industrielle ou d’une mission spot comme « prendre la température des clients ou des salariés », 4 facteurs vont venir influer sur la valeur du niveau de risque : Le facteur matériel Le facteur humain La pression environnementale Le facteur organisationnel et les méthodes de travail  
Le facteur matériel prendra en considération le caractère réglementaire des moyens que le chef d’entreprise proposera à ces salariés pour se protéger du risque, le facteur humain traitera du choix de placer les bonnes personnes au bon endroit selon leur niveau de formation, d’expérience, etc., la pression environnementale aura pour effet de générer une contrainte liée à l’environnement de travail et le facteur organisationnel prendra en considération les processus internes au fonctionnement général et particulier (les personnels sont-ils formés à la tâche demandée ?).
 
En application des principes généraux de prévention, les dispositions du Code du travail spécifiques aux risques biologiques (articles R. 4421-1 à R. 4424-6) s’appuient, comme pour les autres risques réglementés par le Code du travail, sur les principes généraux de prévention énoncés à l’article L. 4121-2. Ces principes consistent notamment à évaluer les risques, les supprimer ou les réduire par des mesures générales de prévention ou des mesures particulières à certaines activités, à informer et former les travailleurs, et à assurer le suivi individuel de l’état de santé des salariés.
 
Il faut noter aussi qu’un travailleur lambda n’est pas sensé, au quotidien travailler au contact d’un agent pathogène de 4e catégorie. C’est le phénomène de pandémie qui est générateur de cette situation anormale, dans un contexte général de crise. Toutefois, quelle que soit la circonstance, il convient de rappeler ici que le chef d’entreprise est responsable de toute faute pénale qu’il pourrait personnellement commettre (par exemple la mise en danger de la vie d’autrui), mais également et surtout (sauf délégation de pouvoirs) des infractions en matière d’hygiène et sécurité commises par ses salariés (par exemple le non-respect des obligations sur le port des équipements de protection). En effet, il est tenu au sein de sa structure de « veiller personnellement à la stricte application des prescriptions légales ou réglementaires » et tout manquement est ainsi considéré comme « une faute personnelle dans l’exercice de son pouvoir de direction ».
 
Ainsi, le gouvernement a mis en œuvre un certain nombre de mesures dans l’article 2 du décret du 23 mars 2020 : « afin de ralentir la propagation du virus, les mesures d’hygiène et de distanciation sociale, dites “barrières”, définies au niveau national, doivent être observées en tout lieu et en toute circonstance. Les rassemblements, réunions, activités, accueils et déplacements ainsi que l’usage des moyens de transport qui ne sont pas interdits en vertu du présent décret sont organisés en veillant au strict respect de ces mesures ».
 
Violation de l’obligation de sécurité

Le confinement est la règle, mais il est autorisé de se rendre sur son lieu de travail si cela « ne peut pas être différé ». Ainsi, certains établissements peuvent expressément rester ouverts. La mesure barrière de distanciation consiste à, pour les salariés étant dans l’obligation de poursuivre leur activité professionnelle de garder une distance d’un mètre avec les autres personnes. 
 
La prise de température viole expressément cette mesure de distanciation en obligeant le salarié à s’approcher à de nombreuses reprises d’un flux important de personnes (potentiellement contaminées) à moins d’un mètre. Même le bras tendu pour apposer le thermomètre infrarouge, même si l’acte pouvait sembler banal ou sans danger, c’est un état de fait, le virus se déplace par aérosol.
 
L’employeur tombe alors sous le coup des dispositions du Code du travail spécifiques aux risques biologiques (articles R. 4421-1 à R. 4424-6) en exposant potentiellement son salarié à un agent biologique pathogène de 4e catégorie. L’employeur souhaitant mettre en œuvre une mesure de prise de température est donc dans l’obligation de prendre de lourdes précautions de protection de ses employés telles que : Fournir un équipement de protection de classe 4B minimum (conforme à la norme NF EN 14 126) De choisir un personnel particulier pour ce type de mission (pas de jeunes travailleurs, etc.) Prévoir des espaces d’habillage déshabillage sécurisés ainsi que des moyens de désinfection. Former à l’habillage déshabillage, aux règles et risques bactériologiques les personnels œuvrant.
  3. Risque susceptible d’entraîner la mort  

Avec plus de 14 000 décès sur le territoire national, les conditions de la réalité du risque pour la santé des salariés concernés et de son extrême gravité peuvent être considérées comme acquises.
 
Le fait d’avoir confié la mission de prise de température à une employée non formée ne disposant pas des moyens de protection adaptés (le masque chirurgical et la paire de gants ne sont pas adaptés au danger caractérisé par un agent pathogène du groupe 4) constitue ici la violation manifestement délibérée d’une obligation particulière de prudence ou de sécurité. En effet, la norme européenne EN 14 126 définit les vêtements de protection contre les risques infectieux. Elle comporte deux sortes d’exigences : Les exigences concernant le vêtement complet (classification de 1 à 6 selon qu’ils protègent contre les gaz, les jets de liquide sous pression, les pulvérisations de gouttelettes de liquide…) ; Les exigences concernant la résistance des matériaux, notamment à la pénétration par les agents infectieux (ajout du suffixe B derrière le numéro du type, par exemple 3-B, 4-B).  
L’employeur de Cécile sera indiscutablement poursuivi pour homicide involontaire (prévu et réprimé à l’article 221-6 du Code pénal). Il risque alors d’être puni des fautes d’imprudence ou négligence ayant entraîné la mort de 3 à 5 ans de prison et de 45 000 à 75 000 euros d’amende (le délit est aggravé lorsqu’il est commis avec une « violation manifestement délibérée d’une obligation particulière de prudence ou de sécurité »).
 
 
Landry RICHARD, a été sapeur-pompier professionnel pendant près de 20 ans, spécialiste NRBC, il est officier de réserve de la Gendarmerie Nationale. Après être intervenu au Népal en 2015 et en Équateur en 2016 où il a dirigé des détachements d’intervention à la suite des tremblements de terre, il intègre le MBA spécialisé Management de la Sécurité de la Gendarmerie Nationale pour se spécialiser dans les questions de la sûreté et le développement de la performance des équipes d’intervention spécialisées. Expert de l’optimisation des potentiels et dans les risques industriels, il dirige désormais la sûreté d’une grande entreprise du CAC 40.
 
 
 
[1] https://www.francetvinfo.fr/sante/maladie/coronavirus/a-cannes-la-prise-de-temperature-des-clients-a-l-entree-des-commerces-fait-partie-de-la-famille-des-gestes-barriere-contre-le-coronavirus_3908617.html
[2] Institut national de recherche et de sécurité pour la prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles
[3] Notons que dans le groupe 4, on ne trouve que des virus, dont les réservoirs ne se trouvent pas naturellement en Europe. Mais la possibilité d’une importation d’un animal porteur d’un virus de groupe 4 doit être envisagée dans le cas de certaines activités (douanes, parcs zoologiques, animaleries…), de même que l’arrivée d’un malade en provenance d’une zone à risque.
[4] Organisation Mondiale de la Santé : https://www.who.int/fr/emergencies/diseases/novel-coronavirus-2019/advice-for-public/q-a-coronaviruses