RSE Magazine
 
RSE Magazine
Accueil
Envoyer à un ami
Version imprimable
Partager

Serge Moscovici ou l'étude des minorités "actives"

27/08/2019



Serge Moscovici est à l’origine de l’introduction de la psychologie sociale. Il s'inscrit dans la tradition de la recherche en Europe et de l’orientation de la psychologie sociale européenne. Il a ouvert de nombreux domaines d'études, dont celui des minorités actives et la question de la psychologie collective, qui dominent aujourd’hui le champ de la psychologie sociale. Ces travaux apportent des réponses convaincantes dans l'étude des influences minoritaires et de l'innovation sociale.



Serge Moscovici
Serge Moscovici

Les mécanismes de "conformisation"

A l’origine, l'influence sociale relève avant tout d’un mécanisme de conformisation. Seule la majorité est en mesure d’exercer une influence sur la minorité. Celle-ci se définit comme étant une « petite fraction ou un petit nombre d’individus », soit un nombre inférieur à la moitié du total. Le processus de conformisation est alors entendu comme la capacité pour une majorité de modifier le comportement d'un individu (ou groupe d'individus), afin de le mettre en harmonie avec le comportement ou l'attitude du groupe majoritaire dont il fait partie. Une telle conception de l'influence vise donc à considérer qu'une minorité n'a pas de contre-norme à objecter ou les moyens de faire prévaloir son point de vue (Moscovici S., Faucheux C., 1972). Dans ce cas, elle ne disposera pas de modèle stable de comportement, et apparaîtra donc inconsistante au plan interne (manque de consistance et de cohérence). Le conflit créé par l'opposition de la minorité sera alors rapidement résolu, en attribuant sa différence à ses caractéristiques personnelles (délégitimation). Les membres de la majorité n'auront donc pas de raison de changer d'avis. La minorité sera alors soit rejetée par le groupe, soit contrainte de se soumettre au point de vue de la majorité. On verra alors un phénomène de conformité se mettre en place : l'individu ou le groupe d’individus minoritaire sera dès lors enclin à modifier son comportement ou son attitude, afin de se mettre en conformité avec le comportement ou l'attitude du groupe majoritaire auquel il fait face, quelles que soient leurs divergences initiales (Moscovici et Faucheux 1972).

Selon cette perspective, les normes, attitudes et pratiques en vigueur dans un groupe sont analysées comme étant le fait d'une majorité initiale. Les majorités sont  supposées disposer de meilleures ressources informationnelles et organisationnelles et sont donc susceptibles de créer un système de dépendance en leur faveur. Une telle situation tend par conséquent à favoriser l’exercice d’une influence sociale normative de nature majoritaire qui va s'imposer aux autres membres du groupe. La conformité intervient par conséquent, lorsque l’individu s’inquiète de savoir comment éviter le désaccord avec le groupe (contrôle ou refus du conflit). L’influence sociale est donc étudiée uniquement sous le prisme de la majorité. Cette dernière est perçue comme la plus apte à "orienter" les autres membres du groupe. Une telle perspective revient de ce fait à ignorer le potentiel d’influence de la minorité, en établissant un lien systématique entre influence sociale et conformité. Elle occulte notamment l'idée selon laquelle des groupes minoritaires disposeraient d'une contre-norme et chercheraient à la faire prévaloir au sein du groupe. Naturellement, si une telle attitude existait, elle pourrait  alors constituer une autre source d'influence et redistribuer potentiellement les rôles au sein du groupe considéré. C'est la thèse que le sociologue Serge Moscovici souhaite défendre, en proposant d'autres sources d'influence sociale.

La thèse défendue par S. Moscovici

Dans un contexte épistémologique dominé par une vision unilatérale de l’influence sociale (relation asymétrique), S. Moscovici et ses collègues vont développer une théorie interactionniste du changement. Ils soulignent notamment l’importance du style comportemental minoritaire qui est selon eux, le mieux à même d’entraîner l’innovation sociale. Selon ces recherches, la clé de l’influence est donc à chercher, non pas du côté de l’autorité ou du nombre (approche majoritaire), mais dans la capacité d’un groupe à exprimer de manière cohérente et répétitive ses convictions. Selon cette vision, tout membre d'un groupe, minorité incluse, doté d'un comportement consistant, qui s'efforcerait d'introduire ou de créer des modes de pensées ou comportements nouveaux, de modifier des visions existantes, peut influencer les autres membres du groupe. La détention d'une contre-réponse (position divergente) par la minorité va dès lors la positionner comme un partenaire actif dans sa relation aux autres, en créant un conflit socio-cognitif dans le groupe. Ce conflit peut certes conduire à la rupture. Mais, dans la plupart des cas, les individus se sentiront obligés d'éliminer les divergences. Ils privilégieront les concessions, donnant à l'influence sociale les traits majeurs d'une négociation qui pourra selon les cas prendre la forme d'un rapport de coopération ou de compétition, source de changement . On aura alors affaire à un sous-groupe nomique qui, contrairement à un sous-groupe anomique, va s'opposer à la norme majoritaire, en adoptant et proclamant une norme de substitution.

Lorsque la position consistante ou persistante de la majorité se réduit ou disparaît (majorité anomique), les autres membres du groupe sont moins contraints d'accepter les positions de la majorité. L'influence sociale est dès lors perçue comme une relation symétrique entre la source et sa cible, ayant pour but un changement social (plutôt qu’un contrôle social), à travers la gestion du conflit et la négociation plutôt que la réduction de l’incertitude. D'autres processus d'influence vont alors se mettre en place, qui vont dépendre de la façon dont les autres membres (minorités) vont se positionner (Meier, 2019).

La normalisation et le compromis

Le premier cas concerne la logique de normalisation autour d'une logique de compromis entre les deux parties. La normalisaiton intervient lorsqu'il y a au sein d'un groupe, une absence de réponses consistantes face à un problème qui lui est posé. En effet, si aucun membre du groupe ne dispose d'un point de vue ou d'une position spécifique à défendre, il n'y a donc ni minorité, ni majorité. On a alors affaire à une pluralité de normes, de jugements et de réponses qui sont toutes considérées comme équivalentes. Une négociation tacite prend ainsi place et les réponses sont coordonnées afin d'éviter le conflit (processus de normalisation). Elles convergent alors vers une valeur moyenne qui satisfait l'ensemble des membres du groupe (Moscovici et Faucheux 1972; Doise et Moscovici 1992). Le consensus final se cristallise alors autour du plus petit dénominateur commun dans une position de compromis.

L'innovation minoritaire

Le second cas porte sur une majorité anomique (absence de réponses) qui fait face à une minorité nomique.  Celle-ci, dotée de ressources distinctives, va proposer une solution au problème qui est posé au groupe. Si cette position se révèle être défendue par un comportement consistant (persistant), elle est dès lors susceptible de rallier les membres de la majorité qui n'ont aucun point de vue spécifique à lui opposer. Alors qu'initialement le groupe ne possédait pas de normes ou d'approches bien définies pour résoudre le problème posé, la minorité va ainsi agir, en introduisant de nouvelles attitudes et/ou pratiques. Le groupe est donc susceptible d'innover. On parlera alors d'innovation minoritaire.

Le changement dans la polarisation

En matière de changement, une dernière configuration existe, celle de la polarisation. L'expression de plusieurs idées, opinions dans un groupe peuvent créer un conflit entre la majorité et la minorité qui deviendra social, lorsque chaque alternative est discutée et défendue librement par différentes personnes au sein du groupe. Si l'on tente de résoudre ces conflits, des tensions vont voir le jour. Ces tensions se mesurent aux rapports entre les accords et désaccords des individus qui devront argumenter et négocier, pour se rapprocher d'une position commune. La discussion a donc pour effet de construire et de révéler des normes et des valeurs, à partir desquelles minorité et majorité vont élaborer une approche nouvelle et commune.  Cette réponse se traduira par une polarisation des attitudes des membres du groupe. Il s'agit là d'un mouvement du groupe vers un des pôles préférés initialement, le consensus se cristallisant sur une position plus extrême que la moyenne des positions initiales. Contrairement au compromis, ce phénomène n'a donc pas pour fonction le statu quo. Il doit permettre de changer les règles et les normes de la vie collective (Doise et Moscovici, 1992). Le groupe va ainsi évoluer, en changeant les représentations et pratiques qui prévalaient initialement.

Conclusion

La perspective Moscovicienne suggère ainsi une grille de lecture de l'innovation et du changement des pratiques et représentations dans les groupes sociaux à la lumière des caractéristiques normatives et relationnelles du contexte étudié. Dans sa relation aux autres, une minorité est dite « active » lorsqu'elle expose ouvertement ses divergences au groupe et lui propose d'autres normes, d'autres positions cohérentes (Allard Poesi, Meier, 2000). Son influence se manifeste par l'innovation, la créativité ou l'intensité du changement produit. Une minorité active peut donc exercer une influence sur une majorité nomique (changement dans la polarisation) ou anomique (innovation minoritaire) sous certaines conditions. Pour cela, elle doit affirmer clairement ses positions, être visible et proposer une réponse consistante et cohérente qui puisse s'inscrire dans la durée (persistance et persévérance). 

Pour aller plus loin:
Moscovici S. (1996), Psychologie des Minorités Actives, Quadrige, Presses Universitaires de France, Paris.
Moscovici S., Faucheux C. (1972), "Social Influence, Conformity Bias, and the Study of Active Minority", in Berkowitz (L.) (Ed.), Advances in Experimental Social Psychology, vol. 6, Academic Press, New York, p. 149-202.
Mosovici S., Lage E. (1976), "Studies in Social influence III: Majority versus Minority Influence in a group", European Journal of Social Psychology, vol. 6, p. 149-174.
Moscovici S., Lage E., Naffrechoux N. (1969), "Influence of a Consistent Minority on the Responses of a Majority in a Color Perception Task", Sociometry, n°32, p. 365-379.
Moscovici S., Zavalloni M. (1969), "The Group as Polarizer of Attitudes", Journal of Personality and Social Psychology, vol. 12, n°2, p. 125-135.
Doise W., Moscovic S. (1992), Consensus et Dissensus, Une Théorie Générale des Décisions Collectives, Presses Universitaires de France, Paris.
Doms M., Moscovici S.(1984),"Innovation et Influence des minorités" in : Moscovici (Ed.). Psychologie Sociale, Presses Universitaires de France, Paris, p. 51-89.
Meier O., Management interculturel, 7ème éd., Dunod, 2019.
Meier O. et al., (2019) "Le rôle de la norme dans la performance individuelle des salariés", Revue des Sciences de Gestion, 2, n°296, p. 11-22.
Meier O.. et al. (2018), "Les comportements déviants positifs", XXème Congrès de l'AIPTLF,.
Meier O. (2015), "L’articulation Droit -Gestion - Sociologie", Séminaire de recherche, FMSH.
Meier O. (2013), "La question de l'autorité et de la légitimité", Carnets du Business, Septembre.
Meier O., Allard poesi F., "Une analyse Moscovicienne des processus d'innovation et de changement", Revue de Gestion des Ressources Humaines, n°36, 2000, p.48-68. https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01494545/document

Note:








1.Posté par Jérôme le 02/02/2020 15:31
Merci pour cet article passionnant. Pour mieux comprendre et saisir les dynamiques de groupe.
Serge Moscovici a eu le grand mérite de montrer comment les minorités peuvent influencer le groupe et parfois changer les normes d'une société.

Nouveau commentaire :
Facebook Twitter