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Entretien avec Émilie Alberola, économiste spécialiste de la politique climatique européenne pour CDC Climat

25/04/2012



Émilie Alberola, docteure en économie et professeur affilié à HEC Paris, est responsable du Club Tendances Carbone dont l’objectif est d’accompagner les entreprises françaises dans leur compréhension du fonctionnement du système européen d’échange de quotas de CO2 (EU-ETS). À la tête du pôle recherche « politique climatique européenne », Émilie Alberola est également les yeux et les oreilles de CDC Climat pour les questions relatives au développement de l’EU-ETS. Dans cette interview pour RSE Magazine, elle nous fait partager son expertise sur le dossier complexe de l’achat et de la vente des quotas carbone qualifiés par certains de droits à polluer.



Emilie Alberola -  CDC Climat
Emilie Alberola - CDC Climat

RSE Mag : Le Club Tendances Carbone a été fondé en 2007 à l’initiative de la filiale climat de la Caisse des Dépôts. Il regroupe aujourd’hui regroupe 25 membres. Pouvez-vous le présenter ?

Émilie Alberola : Le Club a en effet été créé à l’initiative de CDC Climat, de la Chaire Économie du Climat de l’Université Paris Dauphine et de Bluenext, la bourse du carbone de Paris. Ce projet a été lancé sur la base du constat que les industriels avaient un fort besoin d’information au sujet du marché carbone. Pour une souscription au Club, deux représentants d’entreprises peuvent participer à nos activités ; ces représentants sont généralement issus de directions stratégiques des entreprises ou bien de directions opérationnelles dédiées au marché carbone. Aujourd’hui, nous réunissons dans le Club 25 membres francophones en quête d’analyses et d’information trois fois par an lors de réunions où interviennent des experts nationaux et internationaux. Notre but est ainsi de mutualiser les expériences et les informations utiles à nos membres.

RSE Mag : Y-a-t-il un lien entre l’EU-ETS et le protocole de Kyoto ?

E.A. : Absolument. À l’origine de la création de l’EU-ETS se trouve l’initiative de 1997 de Kyoto. Le protocole est entré en vigueur en 2005 et fonctionne depuis 2008. Il engage les pays industrialisés à un objectif contraignant de réduction de 5% des émissions de gaz à effet de serre à l’issue de l’année 2012 par rapport à leurs niveaux de 1990. Pour sa part, l’objectif international de l’Union européenne sur la période 2008-2012 est de réduire son niveau d’émission de 8 % par rapport à celui de 1990. L’Union européenne a décidé de la création d’un outil économique pour impliquer les industries les plus polluantes. Cet outil est le système de l’EU-ETS qui couvre les 9 secteurs de production les plus polluants, soit quelque 10 000 installations. En somme donc, le système européen constitue la réponse idoine des pays de l’Union européenne à leurs engagements pris à Kyoto. Il implique l’Union, ses États membres et leurs industries dans la démarche de réduction des émissions de gaz à effet de serre.

RSE Mag : Quelles sont les perspectives du prix du carbone d’ici les dix prochaines années ?

E.A. : À l’échelle internationale, la première période d’engagement du protocole de Kyoto cesse fin 2012. Toutefois, un prolongement du protocole de Kyoto et de ses mécanismes de flexibilité jusqu’en 2017 voire 2020 a été acté lors de la conférence annuelle des Nations-Unies sur le Climat à Durban en décembre 2011. Cette deuxième période d’engagement implique pour les pays développés signataires du protocole de Kyoto de prendre de nouveaux engagements. Parmi eux, le Japon, le Canada et la Russie ont déjà annoncé leur intention de ne pas prendre part.
Toutefois, à l’échelle européenne, l’Union européenne a planifié sa politique climatique jusqu’en 2020, indépendamment des négociations internationales sur le sujet du climat. Le marché européen du carbone aura un rôle central à y jouer. Le lancement de la troisième phrase de ce marché est d’ailleurs prévu en 2013 : la totalité des quotas carbone sera dès lors payante pour le secteur de la production d’énergie et de manière plus progressive pour les secteurs industriels concernés. La mise aux enchères des quotas aura donc un impact accru sur les décisions d’investissement. Jusqu’à présent, une allocation initiale de quotas était distribuée gratuitement aux entreprises qui ne devaient payer que lorsqu’elles souhaitaient obtenir des quotas supplémentaires pour couvrir leurs émissions.

RSE Mag : En quoi l’EU-ETS est-il un enjeu stratégique pour les entreprises françaises, grandes et petites ?

E.A. : L’EU-ETS  est un enjeu pour tous les types d’entreprises. Indépendamment  de leur taille, elles sont en effet soumises à deux critères d’inclusion dans le marché du carbone. Le premier est un critère sectoriel : sont concernées les industries qui appartiennent à un des 9 secteurs identifiés comme les plus polluants. Le second est un critère de puissance énergétique : les installations d’une puissance de plus de 20 MW/h sont incluses dans le système. À partir de ces critères, on identifie les installations auxquelles s’appliquent les obligations de participation au marché du carbone. In fine donc, peu importe leur taille et seul compte leur profil d’émetteur de gaz à effet de serre et de consommateur d’énergie. Le secteur de l’électricité qui est inclus dans le système est ainsi souvent constitué de grands groupes tels qu’EDF, RWE, E.ON etc…. Mais les industries du verre ou du papier le sont aussi, bien qu’elles soient généralement composées de plus petites installations.

RSE Mag : Craignez-vous pour l’avenir de l’EU-ETS suite à la levée de bouclier internationale qu’a suscité début 2012 l’inclusion de l’aviation civile européenne dans ce système ?

E.A. : L’inclusion du secteur de l’aviation dans le système de quotas d’émission européen constitue un véritable test pour la politique climatique européenne. Sa position de leader est ici mise à l’épreuve. Il faut savoir qu’initialement, les secteurs internationaux du transport maritime et de l’aviation étaient exclus de l’application du protocole de Kyoto. Il a donc été convenu que deux organisations se chargeraient de dresser l’inventaire des émissions internationales de ces deux secteurs et de définir une politique climatique à leur attention. Ont donc été désignées à cet effet en 1997 l’Organisation Maritime Internationale (OMI) et l’Organisation de l’Aviation Civile Internationale (OACI).
Jusqu’en 2005, l’OACI n’a pas entrepris d’action pour s’acquitter de la mission environnementale qu’elle avait accepté d’endosser. En 2006 toutefois, la Commission européenne a fait savoir qu’elle souhaitait agir sur le secteur de l’aviation en faveur du climat et si l’OACI n’engageait pas une politique climatique avant 2007. L’inclusion du secteur de l’aviation à la politique de l’EU-ETS n’est donc en rien une surprise : il s’agit de l’entrée en application d’une résolution votée par les États membres en 2008 consécutivement à l’inaction de l’OACI.
À l’heure actuelle, il est difficile d’envisager comment la situation pourrait se débloquer sur le plan international, mais on peut déjà avoir un aperçu des dates-clés à venir. L’OACI a engagé en 2012 une étude quant à la création d’un marché d’échange de quotas entre les entreprises du secteur de l’aviation. Sa prochaine assemblée aura lieu en 2013 : une décision de la mise en place d’un marché d’échange de quotas international pourra alors être prise, mais le difficile consensus des États rend la probabilité d’une telle décision faible sans prendre en compte la pression actuelle de l’Union européenne. Sans décision à cette date-là, l’OACI ne statuera sur la question qu’en 2016, à l’occasion de sa prochaine assemblée générale.

RSE Mag : Donnez-vous du crédit aux critiques qui résument les systèmes d’échange de crédits carbones à un droit à polluer ?

E.A. : L’intérêt d’un tel système d’échange est de convertir l’enjeu de la réduction des émissions de gaz à effet en des termes financiers et donc directement intégrés dans le bilan des entreprises. Avec ce système de quotas, réduire ses émissions revient pour elles à gagner du financement. De manière plus pragmatique, je répondrais à cette critique en avançant le constat suivant : le système d’échange de quotas de CO2 est la seule mesure de réduction d’émission qui fonctionne à l’échelle de 27 États. Cette politique a été décidée en 2003, mise en place en 2005. En très peu de temps un mécanisme de limitation des émissions s’est donc mis en œuvre.
Quelles autres politiques ont fonctionné dans l’optique de réduire des émissions de gaz à effet de serre ? Le projet d’une taxe carbone par exemple a échoué en 1992 lorsque son projet a été porté dans le débat communautaire. En 2009 en France, une proposition similaire a échoué également. Trouver un consensus entre les parties prenantes, définir un prix de la taxe sont autant d’objets de négociation qui rendent une telle politique très difficile à élaborer. Ainsi de mon point de vue, la mise en place d’une taxe carbone à l’échelle européenne semble politiquement impossible. Le mérite revient donc sans aucun doute au système d’échange de quotas d’avoir su s’imposer comme une solution politiquement viable. Comme tout système nouveau, il est bien sûr imparfait et nécessite d’être amélioré en différents aspects qui font d’ailleurs l’objet de débats continus au sein de la Commission européenne. Mais le fait qu’il fonctionne et soit l’objet de perfectionnements montre qu’il s’agit d’un système tout à fait opérationnel, et il continuera d’ailleurs de l’être jusqu’en 2020.