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Comprendre les nouvelles problématiques hydrauliques

Rencontre avec Philippe Heller

La Rédaction
10/06/2015



Le contexte du changement climatique pose des questions dans la gestion des ressources hydrauliques. Car au-delà de la pollution, c’est tout l’écosystème qui se retrouve bouleversé. Et qui dit fonte des glaces, dit notamment une hausse des crues possibles et donc l’apparition de nouveaux risques hydrauliques. Dans ce contexte, Philippe Heller, cofondateur avec Frédéric Jordan de e-dric.ch, une entreprise suisse leader spécialisée dans la prévision des débits des cours d'eau, répond à nos questions.



Tous les deux ingénieurs passionnés par l’hydrologie, vous militez pour une « approche moderne de l’ingénierie ». Pouvez-vous expliquer quelle est cette approche ? En quoi consiste concrètement votre action en prévision des crues ?

Notre approche est le fruit de nombreux travaux de recherche en hydrologie réalisés à l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne (l'EPFL) pendant presque une vingtaine d'années. Ces travaux ont permis l’émergence d’un nouveau modèle hydrologique, encapsulé dans un logiciel innovant, et spécialement adapté aux régions montagneuses (effet de la neige et des glaciers). Nous avons eu la chance de pouvoir construire notre entreprise sur cet acquis fondamental du monde académique que nous avons ensuite adapté à la réalité du monde économique.

Concrètement la prévision des crues consiste à analyser quotidiennement les situations météorologiques, à produire des prévisions de débit dans les cours d'eau par le biais de nos modèles hydrologiques et d'informations de pluie et de température. Nous devons ensuite porter un regard critique sur les différents résultats générés pour expertiser les prévisions issues de nos calculs. La plus-value est maximale grâce au travail conjoint d'un modèle performant entièrement automatique et d'un prévisionniste qui connait le bassin versant et le modèle qui lui est associé.
 

Quels sont les enjeux d’une bonne gestion des risques hydrauliques ?

La prévision des débits, et en particulier des crues, peut subir une double pénalité, dans l'espace et dans le temps. En effet, une prévision peut être juste temporellement mais fausse localement (la pluie est bien arrivée selon le timing prévu mais les nuages sont restés en deçà d'une limite topographique et la crue à eu lieu quelques kilomètres à côté, soit dans la rivière voisine) ou inversement être juste localement mais fausse temporellement (la pluie est bien arrivée selon la localisation prévue mais avec des heures d'avance ou de retard). Pour être crédible, une prévision doit donc être juste dans l'espace et dans le temps. Elle doit également être juste en quantité. La difficulté des prévisions réside ainsi principalement à ne pas rater les événements extrêmes (annoncer un débit faible alors qu'il est important) sans toutefois créer de fausses alarmes (annoncer un débit important alors qu'il est resté faible) sous peine de perdre toute crédibilité lors d'un événement pourtant annoncé avec pertinence. "Ni trop ni trop peu" pourrait ainsi résumer l'enjeu de la prévision.

Sous cette réserve, les enjeux économiques sont extrêmement importants. Imaginez seulement que les crues de septembre 2014 à Montpellier ait été annoncées 12h en avance et que les propriétaires de voiture des rues concernées ait eu le temps de mettre leur véhicule à l'abri ou en lieu surélevé ! Avec un prix moyen de 10'000 € par véhicule, je vous laisse faire le calcul de la perte économique qui aurait pu être évitée.
 

Comment sont gérées les crues importantes en Suisse où vous êtes implantés?

En Suisse il existe de nombreux barrages, situés relativement en amont des bassins versants. Ces derniers ont un impact marqué sur la réduction des crues. Toutefois, jusqu'à récemment, aucune coordination quant à leur gestion n'était réellement effectuée afin de protéger les cours d'eau aval contre les inondations. Il s’agit pour les autorités compétentes de pouvoir contrôler les variations de niveau mais aussi de disposer d’outils permettant une prise de décision anticipée et pertinente. Les résultats fournis permettent d'anticiper la pose de mesure de protection pour limiter les dégâts ou de formuler des ordres de police afin d'imposer aux barrages une gestion optimisée pour la protection contre les crues. Une approche identique peut naturellement également être appliquée dans le cas de lac naturel régulé.
 

Le département du Haut Rhin, avec lequel vous collaborez depuis plusieurs années, a misé sur une approche innovante dans la gestion de ces cours d’eau. Pouvez-vous nous en dire plus? Est-ce un investissement onéreux?

En effet, le département du Haut-Rhin, se démarque par une approche plus novatrice que d'autres départements. Il a voulu rendre transparente la gestion de ses cours d'eau et rendre les résultats accessibles à tous ses concitoyens par le biais d'une plateforme Internet ouverte. Le département estime que cette information est essentielle pour la gestion des eaux. Financée par des deniers publics, il estime également que cette information doit être ouverte à ses concitoyens. Avec l'avantage qu'en cas de situation extrême, une plateforme connue du public est disponible et peut être utilisée pour transmettre très directement et très rapidement une information importante sur la gestion en situation de crise. Pour novatrice qu'elle est, cette approche me semble cependant parfaitement en phase avec l'évolution d'Internet et son utilisation de plus en plus accrue dans la vie quotidienne.
Ainsi, les débits ainsi calculés ou mesurés chaque heure sont accessibles à tous. En cas de crue, le système donne également en temps réel une indication géographique des inondations prévues par secteur prédéfini.

Le département nous a sollicités pour mettre en place un tel système de modélisation de ses cours d'eau, dont nous voyons aujourd'hui l'utilité pour beaucoup d'autres régions. Quant au prix d'un tel système, il varie entre 10 000 et 20 000 € par an. Mais au regard des dommages qui peuvent être évités, ces montants semblent presque ridicules.
 
Crédits: Wikipedia
Crédits: Wikipedia

Justement nous avons pu voir qu’à Lourdes ou à La Londe des Maures, il y a eu plusieurs millions d’euros de dégâts et plusieurs décès. De tels outils peuvent-ils réellement permettre de modéliser des villes quartier par quartier et d’avoir des prévisions en temps réels ou jours en avance ?

Les communes françaises possèdent des outils de prévisions météorologiques pour anticiper les inondations. C'est assurément très bien... mais peut-être pas suffisant. Dans le domaine de l'eau, si la connaissance de la pluie est primordiale (et donc des prévisions de précipitations), il est également absolument nécessaire de disposer d'un outil fiable qui transpose la pluie en débit à une échelle locale.

Les outils peuvent aujourd’hui atteindre des performances élevées à condition toutefois de disposer de mesures de débit pour adapter le modèle à la région modélisée. Il devient dès lors possible d'avoir un outil d'anticipation des débits de crue. La prévision de l'étendue des inondations locales, à l'échelle du quartier de ville, est également possible grâce à la simulation 2D. Une anticipation des inondations entre 5h et 30h en avance (en fonction du type d'événement pluvieux) est ainsi réalisable.
Si ces systèmes apportent une réelle plus-value pour la gestion des crues avec des précisions importantes sur l'ampleur des crues et le moment probable de leur arrivée, il ne faut cependant pas oublier que nous sommes totalement dépendants de la qualité des prévisions météorologiques... et qu'en conséquence, si la météo n'a rien vu venir, nous ne verrons rien non plus. A côté de nos systèmes, l'acteur humain reste ainsi indispensable et c'est ensemble que réside la meilleure garantie de protection contre les crues.
 

Dans le contexte de dérèglement climatique, ses outils peuvent-ils être pertinents afin de gérer les nouveaux risques hydrauliques causés par la fonte des glaciers ? Quelles sont selon vous, les régions particulièrement soumises au stress hydrique ?

Pour les régions aujourd'hui soumises à un stress hydrique, les scénarios climatiques et leurs conséquences hydrologiques montrent un accroissement des problèmes déjà connus actuellement.

S’agissant de la fonte des glaciers, nos outils permettent d'établir un lien quantifié entre les conditions météorologiques d'un bassin versant et ses conséquences sur le débit qui s'en écoule. Nous avons pu, sous réserve de la pertinence des scénarios climatiques pour les années 2020 à 2100, calculer précisément les débits qui pourront s'écouler de bassins versants alpins (avec prise en compte des effets de température, du retrait des glaciers lié à la perte de masse glaciaire et de l'apparition de bassin versant occupé précédemment par ces mêmes glaciers).

Du côté des scénarios climatiques, ces derniers doivent encore être perfectionnés afin de donner des prévisions de pluie en fonction de l'augmentation de la température de l'air. Du côté de notre modèle hydrologique, nous sommes en train d'intégrer tous les aspects liés à la demande hydrique de l'agriculture, en fonction du type de sol et de sa saturation, du type de plantes et de leur état de croissance. Nous nous y employons au sein d’e-dric.ch, afin d’apporter des réponses innovantes sur le long terme. Car les enjeux liés à la gestion de l’eau et du stress hydrique sont également ceux de l’économie agricole qui représente un défi majeur de notre société.