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Daniel Kahneman et les biais cognitifs

21/02/2020



Daniel Kahneman est docteur en psychologie et expert de la psychologie cognitive. Ses travaux et ceux de son compère Amos Tversky ont révolutionné la façon de modéliser la prise de risque des individus. Ils ont ainsi permis d'expliquer des anomalies boursières par l’étude des comportements cognitifs. D. Kahneman est donc un des pères fondateurs de l’économie comportementale. Il s'oppose ici au postulat de la théorie économique classique. Pour lui, les agents économiques ne sont pas rationnels : ils sont amenés à commettre un certain nombre d'erreurs dans leurs analyses et prises de décisions.



© IngImage
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Heuristiques et biais cognitifs

Daniel Kahneman a pu établir que face à l'urgence, l'incertitude, ou à un grand nombre d'informations, l'individu va chercher inconsciemment à simplifier ses schémas mentaux, pour évaluer rapidement la situation et décider. Mais souvent, ce type de mécanismes va avoir un impact sur son raisonnement et déformer l'appréciation de la réalité, avec comme résultat des prises de décisions irrationnelles sur le plan économique notamment.

Les travaux de D. Kahneman font également une distinction entre les biais cognitifs (et émotionnels) et les heuristiques, même si au final ces mécanismes peuvent produire les mêmes effets en matière d’erreurs managériales.

Les biais cognitifs sont des mécanismes de pensée qui viennent déformer la réalité en raison d’une altération du jugement lié à un dysfonctionnement dans le raisonnement (distorsions cognitives). Ils sont des réflexes de pensée faussement logiques, inconscients, et systématiques. Ces biais se produisent, lorsqu'on relève une distorsion dans la prise d'information ou son traitement. Ils sont liés à des ressources cognitives limitées (temps, informations, capacités) ou  à des facteurs motivationnels, émotionnels ou moraux (excès de confiance, auto-complaisance, croyances...) qui peuvent produire des biais d'analyse et de jugement.

Une heuristique relève d'une autre logique en dépit de certaines similitudes. Il s'agit ici d'une stratégie cognitive simplifiée (raccourci cognitif), utilisée par tout individu, pour économiser du temps et faciliter la prise de décision. Elles peuvent ainsi permettre de se substituer à un raisonnement analytique global, en établissant des inférences acceptables pour l’individu (réduction de la complexité ). Néanmoins, elles peuvent aussi s’avérer fausses d’un point de vue logico-déductif et sont donc susceptibles de générer des biais dans l’esprit des décideurs. Ces jugements rapides sont donc en soi utiles mais aussi à la base de jugements erronés typiques. De ce fait, les heuristiques peuvent être considérées comme des sources potentielles de biais, qu'il convient de repérer et d'analyser.
 

Sur le plan empirique, les études de mises en situation de dysfonctionnements en matière de jugement et de prise de décisions sont extrêmement délicates à réaliser. Plusieurs raisons peuvent expliquer cette difficulté. La première explication tient au fait que ces processus s'exercent dans l'esprit du décideur (cerveau). Ils sont donc difficilement observables. L'autre difficulté réside dans le nombre de biais existants et dans leurs capacités à agir simultanément sur le décideur. Il est de ce fait difficile de les identifier précisément lors d'une décision.

De manière générale, les travaux sur les jugement lors de prises de décision ont identifié un grand nombre d'heuristiques et de biais cognitifs à l'origine d'erreurs commises par les décideurs. Il est proposé d'en sélectionner quelques-uns, afin de mieux comprendre leur mécanisme de fonctionnement.

Le biais de disponibilité

En psychologie cognitive, l'heuristique de disponibilité (availability heuristic) est le fait de ne pas chercher de nouvelles informations et de se contenter de celles qui "viennent à l'esprit". Les personnes concernées vont alors s'abstenir de rechercher de nouveaux éléments pour alimenter leurs réflexions. Le cerveau va privilégier les informations directement disponibles, à savoir des éléments usuels (phénomènes répétitifs), récents (actualité), ou dotés d'une forte charge émotionnelle (expérience marquante). Cela peut également concerner des informations qui détonnent  (situations exceptionnelles) ou  qui font l'objet de vifs débats (polémique, rumeurs).

L'heuristique de disponibilité ne conduit pas nécessairement à des conclusions biaisées. Elle peut même être utile, lorsque la situation rencontrée est fréquente et déjà connue. Elle relève d'un mécanisme naturel et humain qui vise à mobiliser les données directement disponibles dans notre mémoire. Il s'agit donc d'un mode de pensée efficace qui peut résoudre des problèmes simples, avec un minimum d'effort cognitif (recours aux informations disponibles ou facilement accessibles).

Néanmoins, l'heuristique de disponibilité peut être aussi une source de biais importante. Elle peut notamment conduire à oublier des informations essentielles pour la prise de décision. Toute idée évidente est en effet susceptible de l'emporter sur d'autres qui pourraient a priori s'avérer  plus rationnelles et qui devraient normalement conditionner nos choix. En effet, en activant les données qui viennent rapidement en mémoire, l'individu peut privilégier des informations sensorielles, expérientielles ou usuelles au détriment de données fiables et objectives (données chiffrées, statistiques, règlements, spécifications techniques). L'individu  peut ainsi confondre récence avec importance, praticité avec stratégie, et ainsi créer une base de données active et facile d'accès, mais en fin de compte, parcellaire et en partie erronée.

Le biais de confirmation

Le biais de confirmation (confirmation bias) est un des biais les plus courants. Il consiste à privilégier les informations qui vont corroborer les idées ou hypothèses préalables et qui sont en accord avec ses propres croyances. Dans ce système de pensée, les analyses alternatives, pouvant contredire nos convictions, quelles que soient leur qualité ou exactitude (faits avérés) seront donc éliminées.
 
Le biais de confirmation est par conséquent la tendance à chercher ou à interpréter tout élément de preuve en faveur d'une croyance ou conviction préexistante, et d'ignorer, discréditer ou réinterpréter toute autre option. Selon cette perspective, les opinions opposées à celles de l'individu seront abordées et traitées avec un regard critique, en traquant la moindre faille dans le raisonnement. A l'inverse, des analyses même approximatives mais allant dans le sens de l'individu seront systématiquement considérées comme recevables.
 
Cette tendance à accorder une attention excessive aux données qui appuient nos idées préconçues plutôt qu'à celles qui les contredisent, peut être particulièrement pernicieuse, surtout lorsque nos croyances sont construites sur des préjugés (idées souvent négatives, admises sans démonstration préalable).

Le biais d'ancrage

Le biais d’ancrage (anchoring bias) est un biais cognitif très puissant et fortement répandu. Il se définit comme la construction d'un raisonnement à partir d'un point donné fourni par l'énoncé du problème, la situation ou la pratique antérieure. Il fixe le cadre d'analyse initial et tend à limiter les possibilités d'ajustement ultérieur.

Ce biais conduit ainsi le décideur à commettre deux types d'erreurs. Le premier consiste à rejeter toute information n'allant pas dans le sens de l'orientation définie, en filtrant l'information en fonction du cadre d'analyse initial (rigidité d'esprit). Le second concerne la tentation d'accorder une attention sélective vis-à-vis des informations confirmatoires. Dans ce type de mécanisme, seules seront retenues les informations qui vont dans le sens des hypothèses contenues dans les schémas cognitifs des individus (démarche d'auto-renforcement). Dans le cas contraire, l'information sera rejetée ou transformée pour la rendre compatible avec le cadre d'analyse initial (mécanismes d'assimilation).

Le biais d'ancrage est donc un mécanisme cognitif, où l'on part d'un point d'analyse initialement donné et désormais ancré dans le cognitif de l'individu et qui va servir de base de référence à toutes informations nouvelles. Tout élément nouveau sera par conséquent analysé en fonction de sa compatibilité avec le schéma initial de l'individu qui selon cette disposition, acceptera ou refusera la nouvelle information.

Conclusion

Le concept de "biais cognitif" est né dans les années 1970, grâce aux recherches en psychologie cognitive de Daniel Kahneman et Amos Tversky. Ces derniers souhaitaient étudier et comprendre les décisions irrationnelles prises dans le secteur économique (anomalies boursières). De ce fait, ces travaux permettent de mettre en lumière les limites du paradigme de l'homo œconomicus, en proposant des approches alternatives du comportement économique, fondées sur une meilleure compréhension des biais cognitifs et émotionnels dans les prises de décisions. Selon cette perspective, les comportements sont généralement déterminés par des automatismes, des formes de pensées qui s’écartent fortement des normes de la rationalité classique (analyse objective, linéaire et séquentielle).

Pour aller plus loin

Tversky A., Kahneman D., « Judgement under Uncertainty : Heuristics and Biases », Management Science, vol. 185, 1974, p. 1124-1131.
Kahneman D., Slovic P., Tversky A., Judgement Under Uncertainty : Heuristic and Biases, Cambridge University Press, 1982.
Meier O., Schier G., « Family firm succession: lessons from failures », Journal of Family Business Strategy, 5(4), 2014, p. 372-383.
Meier O. et al., « Method in their madness: understanding the behavior of VSE owner-managers », Journal of Small Business and Enterprise Development,18(2),2011, p.331–351.
Meier O., Sannajust A., « Retrait de cotation: méfiez vous des biais », Harvard Business Review , France, Mars, 2017.
Meier O., Barabel M., « Biais cognitifs du dirigeant, conséquences et facteurs de renforcement lors de fusions acquisitions », Finance Contrôle Stratégie, Vol. 5, N° 1, mars 2002, p.5 – 42.
Meier O., Barabel M., Manageor, Dunod, 2015.

Note:








1.Posté par richard le 22/01/2021 14:44
cela peut aussi être utilisé comme méthode d’influence des comportements tirant parti de la rationalité limitée, c’est le principe du « nudge » qui peut être un biais de perception positif, par exemple une incitation utile comportementale à la sécurité : http://www.officiel-prevention.com/formation/conseils/detail_dossier_CHSCT.php?rub=89&ssrub=183&dossid=587

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