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Histoire d'une conquête spatiale discutable par Patrice Touraine

Lauria Zenou
11/02/2021



Patrice Touraine est entrepreneur dans le domaine de l’industrie logicielle et spécialiste en stratégie et intelligence économique. Passionné par les domaines scientifiques et technique, il est co-auteur de l’ouvrage « Les nouveaux enjeux de l’espace ». Il y livre une analyse passionnante du domaine spatial devenu le nouveau champs de bataille des grandes puissances. Patrice Touraine a accepté de décrypter avec nous l’historique des conquêtes spatiales au passé parfois troublé.



La récupération et l'exfiltration par les blocs américains et soviétiques des équipes de recherche nazies pour la conquête de l'espace ne sont-elles pas une première négation de l'histoire ?

Le sujet est autant politique qu’éthique, mais il n’est pas circonscrit au sujet des scientifiques nazis recyclés à partir de 1945. Les scientifiques ne sont en effet pas seuls responsables des découvertes qu’ils réalisent ; mais ce sont bien les politiques qui décident de la manière dont seront utilisées les ces découvertes. Les ingénieurs de l’équipe de Werner von Braun ont été exfiltrés par les Américains via l’opération Paperclip en 1945, mais les Soviétiques en ont eux aussi largement profité, sans plus de questionnement éthique ou philosophique. Le sujet de la vie scientifique des savants traversant des systèmes politiques diamétralement opposés ne s’est pas posé seulement à la sortie de la seconde Guerre mondiale. L’industrie spatiale n’a en effet pas été la plus problématique dans le cours de l’histoire… Les physiciens de l’atome ou les médecins maudits nazis ont également largement été récupérés par les Alliés afin de poursuivre leurs recherches dans de nouvelles conditions plus normées et éthiquement responsables. Les Allemands, s’ils avaient pu bénéficier de l’eau lourde de Norvège, de l’uranium de Belgique et des infrastructures techniques du cyclotron de France (dans le laboratoire des Curie), auraient potentiellement pu accéder à la bombe atomique, et l’issue de la guerre aurait été tout autre… On voit ici que l’atome est également un sujet scientifique central dans son utilisation tant civile que militaire !

Si on remonte quelques années en arrière, à la fin de la Première Guerre mondiale, Fritz Haber est probablement l’exemple ultime qu’en matière de science, l’éthique est dépendante de la direction industrielle choisie et toute découverte scientifique est indépendante de ses applications. Fritz Haber a été à la fois, après son doctorat en chimie, responsable de la synthèse de l’ammoniac, élément essentiel à la fabrication d’engrais azoté de synthèse et d’explosifs puissants. Le même procédé chimique sauvera des millions de gens de la famine via la production d’engrais de synthèse, et malheureusement sera aussi responsable de millions de morts dans la production d’explosifs à base de nitrate. Il sera récompensé pour ses travaux en 1919 en obtenant le prix Nobel de chimie (procédé de Haber-Bosch), et finira criminel de guerre pour ses travaux sur les gaz mortels (chlore puis le gaz moutarde appelé également ypérite). Comme le disait Hamlet : « Rien n'est bon ni mauvais en soi, tout dépend de ce que l'on en pense. » La science n’est en aucun cas porteuse d’intentions, seule son utilisation est orientée…

La réussite du programme Spoutnik soviétique n'a-t-elle pas permis d'ancrer l'idéologie communiste en URSS qui a mené plus tard à la guerre froide ?

La réussite technique de Spoutnik est un formidable événement de polarisation idéologique, tant par son retentissement international que par la surprise générale qu’il déclenchera. Il agit le 4 octobre 1957 comme la représentation ultime de la puissance soviétique et de ses capacités techniques. A l’intérieur de l’URSS, il devient un formidable outil de propagande et de démonstration de l’excellence du système communiste, aussi bien éducationnel, organisationnel que scientifique. De plus, par-delà la réussite technique, il génère une symbolique forte de la capacité soviétique à pouvoir espionner les États-Unis chez eux, et ainsi contribuer à entretenir une hystérie américaine de soudaine vulnérabilité, sans doute plus présente dans l’élite américaine bien informée, que dans les couches sociales inférieures. Paradoxalement, c’est le retour sur terre en 1961 de Youri Gagarine, qui devient la véritable incarnation du camarade soviétique aux origines paysannes modestes, embrassant les foules durant sa tournée en URSS, puis à l’international. Gagarine a sans doute été pour les Soviets le projet de propagande le plus réussi de la Guerre froide, et les prouesses scientifiques du régime communiste se succédant, seront d’autant plus prépondérantes pour l’internationalisation de l’idéologie marxiste-léniniste. En effet, l’idéologie communiste soviétique se veut horizontaliste et réunit sans doute, à travers cette épopée scientifique spatiale, le courant philosophique russe du cosmisme, dont le terme de « cosmonaute » a enrichi, grâce à l’influence indirecte, mais prépondérante de Tsiolkovski, le vocabulaire international pour désigner les premiers explorateurs soviétiques de l'espace. Encore aujourd’hui, la symbolique de l’espace comme vecteur de puissance demeure ancrée.

Le miracle économique chinois a, par exemple, fait écho à cette histoire de l’excellence technique et scientifique du communisme soviétique, et le PCC souhaite en faire également un digne étendard de la puissance du pays. Même anticapitaliste, le monde communiste a besoin d’une victoire sur le terrain de l’adversaire pour en assurer sa propre portée par-delà ses propres frontières, sinon comment pourrait-il espérer gagner sa guerre cognitive face au monde occidental ?

À contrario, la sacralisation de la conquête de l'espace américaine n'est-elle pas l'origine de l'escalade des tensions entre les deux blocs ?

L’électrochoc produit par les premiers succès spatiaux soviétiques a donné les leviers nécessaires au complexe militaro-industriel américain pour influencer les politiques sur l’augmentation drastique des budgets alloués à la défense. L’épisode des « missile gap » inventé par Kennedy et les démocrates lors de l’élection présidentielle face au président sortant Eisenhower est un exemple intéressant. L’Amérique vivait de plus en plus dans le fantasme, largement entretenu par de l’intoxication médiatique, que la supériorité soviétique en matière d’armement et notamment de missiles était telle, que les États-Unis devaient accélérer encore leur réarmement face au bloc de l’Est. La longue série de satellite-espion KH-1 et suivants, montra paradoxalement que la vérité était tout autre, et les premiers vols en 1959-1960 démontrèrent en quelques clichés que l’URSS vue du ciel ne cachait guère autant de bases militaires qu’imaginé auparavant… C’était en tout cas la première fois que les images satellites affirmaient leur incontestable supériorité face aux difficiles prises de vue réalisées par les avions-espions U2 une décennie auparavant.

Les avancées dans le domaine de l’espace ont constamment été utilisées comme la pointe de diamant de l’industrie civile et militaire. Les années Reagan ont largement contribué au mythe de l’espace avec le programme anti-missile de la guerre des étoiles (1983), officiellement nommée Initiative de défense stratégique (IDS), qui contribua à alimenter encore l’escalade des tensions entre les deux blocs.

A contrario, cette industrie spatiale a souvent évité l’escalade finale et l’apocalypse nucléaire, en aidant la superpuissance d’un côté du rideau de fer de connaître la situation de l’adversaire de l’autre côté du mur. La citation célèbre de Sun Tzu « Connais ton ennemi et connais-toi toi-même » prend ici une dimension toute particulière… L’espace a ainsi pu éviter au monde une fin tragique, en apportant une certaine transparence aux deux camps ! Paradoxalement, l’espace est donc une industrie ambivalente d’escalade technologique autant que soupape de sécurité via l’apport de renseignement stratégique.

Comment en est-on arrivés à un rapprochement puis à une collaboration américano-soviétique ?

Les mécanismes géopolitiques et les intérêts cachés des deux grandes superpuissances sont difficiles à évaluer dans le contexte de l’époque, et le passage d’une compétition féroce à une certaine forme de coopération n’est pas évident à analyser. Surtout qu’on parle plutôt ici de coopétition, soit une certaine forme de coopération extrêmement contrôlée dans des domaines non stratégiques, tout en gardant une véritable compétition idéologique et technique sur les thématiques les plus sensibles.
Néanmoins, malgré les grandes dissentions entre L’URSS de Leonid Brejnev et les États-Unis de Richard Nixon, sont signés le 24 mai 1972 les accords sur l’exploration et l’utilisation de l’espace à des fins pacifiques. Entre les premiers satellites de 1957 et cette signature de 1972, beaucoup de choses ont évolué dans le monde. Après la multiplication des lancements de satellites, l’envoi d’hommes dans l’espace puis sur la lune, les sommes incommensurables dépensées par les deux pays, puis les premiers incidents dans l’espace (crash de la capsule Soyouz en 1967 avec à son bord Komarov, retour dramatique de la mission Apollo 13 en avril 1970), une volonté commune de coopérer se cristallise autour de cette solidarité humaine nécessaire en cas d’accidents dans l’espace. La haute symbolique de la statue « Fallen Astronaut » laissée sur la lune en 1971 par l’équipage d’Apollo 15 est un exemple important de la commémoration des hommes morts lors de la conquête spatiale : 14 noms y figurent sans mention de leur nationalité, prouvant le souhait commun d’une universalité de la vie humaine, au-delà des systèmes politiques en place.

De son côté, le général de Gaulle a permis indirectement un rapprochement entre Américains et Soviétiques. Cette troisième voie qu’il souhaitait tant imprimer a permis d’initier l’envoi de nombreux scientifiques français pour se former aux États-Unis et coopérer avec ceux de l’URSS. La venue du Général de Gaulle à Moscou le 30 juin 1966 en confirme la contribution. La portée de sa venue est d’autant plus grande que le chef de l’État jouit d’une grande popularité parmi les hommes d’État occidentaux. Cette visite allant dans le sens de l’histoire, pour reprendre les mots du ministre Couve de Murville, est une étape certaine dans ce processus ou la France saura, et sera, être le lien entre les États-Unis d’une part, et l’Union soviétique d’autre part. Ne doit-on pas rappeler que de Gaulle deviendra le tout premier dirigeant d’un pays occidental à assister à un lancement d’une fusée Vostok 2 à Baïkonour au Kazakhstan ?
 






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